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l’art au point de vue sociologique.

avoir été ainsi l’art primitif des hommes, s’est subtilisée toujours davantage : elle a travaillé sur des matériaux de moins en moins grossiers, depuis le bois et le silex, façonnés par l’artisan des premiers âges, jusqu’aux couleurs mêlées de nos jours sur la palette du peintre ou aux phrases arrangées par le poète et l’écrivain. Néanmoins l’habileté de main se fait toujours plus ou moins sentir en toute œuvre d’art ; dans les œuvres de décadence, elle devient presque le seul mérite. À ce moment le public, blasé et refroidi, sympathise moins avec les êtres mis en scène par l’auteur d’une œuvre qu’avec l’auteur lui-même ; c’est une sorte de monstruosité, qui permet pourtant de voir dans un grossissement le phénomène habituel de sympathie ou d’antipathie pour l’artiste, inséparable de tout jugement sur l’art.

Le troisième élément est le plaisir de sympathiser avec les êtres représentés par l’artiste. Il y a aussi, dans l’art, un élément de plaisir tiré d’une antipathie mêlée parfois de crainte légère, que compense le sentiment de l’illusion. Ce genre de plaisir en face des œuvres d’art peut être éprouvé même par des singes, qui font des grimaces de satisfaction et d’affection devant l’image d’animaux de leur espèce, qui se fâchent ou prennent peur devant celle d’autres animaux. Remarquons d’ailleurs que les arts primitifs, aussi bien la poésie que le dessin et la sculpture, ont toujours commencé par la figuration des êtres animés ; ils ne se sont attachés que beaucoup plus tard à reproduire le milieu inanimé où ces êtres se meuvent. Encore aujourd’hui, c’est toujours l’homme ou le côté humain de la nature qui nous touche dans toute description littéraire ou reproduction de l’art.

L’émotion artistique est donc, en détinitive, l’émotion sociale que nous fait éprouver une vie analogue à la nôtre et rapprochée de la nôtre par l’artiste : au plaisir direct des sensations agréables (sensation du rythme des sons ou de l’harmonie des couleurs) s’ajoute tout le plaisir que nous tirons de la stimulation sympathique de notre vie dans la société avec les êtres d’imagination évoqués par l’artiste. Voici un fil qu’il s’agit d’électriser, le physicien ne peut pas entrer en contact direct avec lui ; comment s’y prendra-t-il ? Il a un moyen d’y faire passer un courant dans la direction qu’il voudra : c’est d’approcher de ce fil un autre fil où circulera un