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l’émotion esthétique. son caractère social.

2o Pour comprendre un paysage, nous devons l’harmoniser avec nous-même, c’est-à-dire l’humaniser. Il faut animer la nature, sans quoi elle ne nous dit rien. Notre œil a une lumière propre, et il ne voit que ce qu’il éclaire de sa clarté.

3o Par cela même nous devons introduire dans le paysage une harmonie objective, y tracer certaines grandes lignes, le rapporter à des points centraux, enfin le systématiser. Les vrais paysages sont aussi bien au dedans de nous qu’au dehors : nous y collaborons, nous les dessinons pour ainsi dire une seconde fois, nous repensons plus clairement la pensée vague de la nature. Le sentiment poétique n’est pas né de la nature, c’est la nature même qui en sort transformée en une certaine mesure. L’être vivant et sentant prête aux choses son sentiment et sa vie. Il faut être déjà poète en soi-même pour aimer la nature : les larmes des choses, les lacrymæ rerum, sont nos propres larmes. On a dit que le paysage est un « état d’âme » ; ce n’est pas encore assez ; il faut dire au pluriel, pour exprimer cette communication sympathique et cette sorte d’association entre nous et l’âme des choses : le paysage est un état d’âmes.

Si le sentiment de la nature est déjà un sentiment social, à plus forte raison tous les sentiments esthétiques excités par nos semblables auront-ils le caractère de sociabilité. En s’élevant, le sentiment du beau devient de plus en plus impersonnel.

L’émotion morale la plus haute est, elle aussi, une émotion sociale, mais elle se distingue de l’émotion esthétique par le but qu’elle poursuit et impose à la volonté : réaliser dans l’individu et dans la société les conditions de la vie la plus sociale et la plus universelle. Le sentiment moral est essentiellement actif et, comme dit Kant, téléologique. Sans exclure entièrement de l’émotion esthétique l’activité et même la finalité, nous avons cependant reconnu que cette émotion est le sentiment d’une solidarité déjà existante, soit commencée, soit achevée, et non d’une solidarité à établir ; elle est l’harmonie sentie et non l’harmonie voulue, cherchée avec effort ; elle est la sympathie sociale déjà maîtresse de notre cœur, le retentissement en nous de la vie collective, universelle. On pourrait dire que le beau est le bien déjà réalisé, et que le bien moral est le beau à réaliser dans l’individu ou dans la société humaine. Le bien moral, pour parler comme les