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caractère social des émotions.

d’autres causes, agir comme un simple stimulant, aboutir même dans certains cas à ce qu’on a appelé la volupté de la pitié. Mais ce qui importe, c’est que le sentiment d’un danger encouru par un individu ou d’une douleur subie par lui en vienne à provoquer, chez un autre individu, des mouvements réflexes aboutissant vers le point douloureux à soulager ou vers le danger à écarter ; nous en venons alors à localiser chez autrui l’origine de notre malaise sympathique, et nous cherchons à y porter remède chez autrui. Ce qui fait que, dans la pitié active, on jouit plus qu’on ne souffre, c’est qu’on agit plus qu’on ne pâtit.

Le mécanisme de la vengeance et celui de la pitié, comme l’a bien vu Spinoza, ont un fond identique ; mais le plaisir de la vengeance tend nécessairement à disparaître par l’effet de l’évolution, car il est constitué par l’excitation du groupe de tous les sentiments antisociaux, que la civilisation tend à dissoudre. La pitié, au contraire, excite en nous tout le groupe des sentiments sociaux les mieux coordonnés et systématisés ; de plus, la pitié est un principe d’action intarissable, son objet étant infini comme le bien à réaliser.


Outre les moyens directs, il y a des moyens indirects de transmettre l’émotion qui jouent un rôle toujours plus marqué entre les hommes ; nous voulons parler de tous les signes plus ou moins conventionnels qui constituent le langage des gestes et des sons. Grâce à ces signes, tout le dedans de nous-mêmes, qui primitivement ne pouvait transparaître au dehors que dans les cas d’émotion vive, peut constamment se faire jour. En d’autres termes, l’art de l’expression élargit dans des limites jusque-là inconnues la communicabilité des consciences.

On le voit, non seulement notre pensée en son fond est impersonnelle, mais de plus notre sensibilité, qui semble nous constituer plus intimement, finit par devenir en quelque sorte sociale. Nous ne savons pas toujours, quand nous souffrons, si c’est à notre cœur ou à celui d’autrui. Tout le perfectionnement de la conscience humaine ne fait donc qu’augmenter la primitive solidarité inconsciente des systèmes nerveux.