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l’art au point de vue sociologique.

sation du cri d’angoisse, c’est ce cri nous traversant tout entier, nous faisant vibrer d’une façon symétrique aux vibrations nerveuses de l’être qui l’a poussé ; de même, la vision d’un mouvement commence en nous-mêmes ce mouvement. Il se produit ce qui a lieu dans le phonographe, où la plaque, en vibrant sympathiquement à la voix humaine, devient capable de l’imiter, de reproduire jusqu’à son accent. Grâce à de la correspondance entre les mouvements et les états psychiques, il est démontré que percevoir la souffrance ou le plaisir d’autrui, c’est commencer à souffrir ou à jouir soi-même. Les mêmes lois qui font que la représentation subjective d’un mouvement ou d’un sentiment est ce mouvement ou ce sentiment commencé en nous, font que la perception chez autrui d’un mouvement ou d’un sentiment en sont le retentissement en nous-mêmes.

À ce sujet un problème se pose, qui intéresse au plus haut point la morale et l’art. Puisque la perception de la douleur chez autrui est en quelque sorte le prélude d’une douleur chez nous-mêmes, comment cette douleur peut-elle en venir à procurer indirectement quelque plaisir ? Tel est le plaisir de la vengeance chez les cruels, celui de la pitié morale ou esthétique, etc. C’est que le caractère agréable ou pénible d’une émotion provient, non du premier état mental qui lui sert de prélude, mais de l’activité de la réaction intérieure consécutive. Cette réaction peut être très forte, beaucoup plus forte que le trouble premier ; elle a alors pour résultat une excitation du système nerveux, non une dépression ou une altération, et ce qui eût été une souffrance s’épanouit en joie. Toute résistance facilement vaincue cause le plaisir d’un déploiement de puissance. Un léger frisson de peur n’est pas sans charme du moment où nous ne laissons pas l’onde nerveuse s’amplifier à l’excès. La morsure même peut être encore une caresse. Il se produit ici des phénomènes mentaux très analogues au phénomène physiologique qui nous fait trouver du plaisir dans les frictions énergiques à la peau, dans les affusions d’eau froide, toutes excitations pénibles au début, mais bientôt agréables par l’afflux de force nerveuse qu’elles provoquent.

La douleur d’un individu ne se transmet donc pas nécessairement à un autre sous forme de douleur ; ou, en tout cas, le trouble nerveux qui se transmet peut être compensé par