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rôle moral et social de l’art.

tourne l’exécution même des romans naturalistes. La peinture des simples ridicules, comme dans Molière, n’a rien de démoralisant. Nos ridicules mêmes ne sont souvent que les points saillants de nos tendances les plus fortes, celles qui nous occupent et nous distraient le plus ; nos ridicules, intérieurement, sont parfois nos « raisons de vivre », étant ce qui nous sauve de l’ennui, de l’équilibre trop monotone d’une vie trop bien réglée. De même, pour les autres, le ridicule est parfois une cause de rire sans malveillance, de gaieté, de légèreté d’âme. Le ridicule peut être un des ferments de la vie morale ; il ne faut craindre ni d’être innocemment ridicules, ni de rire innocemment des ridicules de l’humanité. Mais déjà la peinture des vices est plus dangereuse que celle des ridicules et des simples passions. On risque de s’y trouver embourbé comme dans la fange. Encore y a-t-il vice et vice. Des sociétés de tempérance ont, paraît-il, fait représenter l’Assommoir, pour renouveler des Grecs le procédé qui guérit l’ivresse par le spectacle des hommes ivres. Fort bien ; mais, en supposant que l’ivresse puisse se corriger ainsi, il n’en est pas de même de la luxure. On a dit avec raison qu’un sermon sur la chasteté a grand’peine à être chaste ; que sera-ce d’un roman sur la débauche ? Les écrivains qui visent à être « physiologistes », ne devraient pas ignorer les effets physiologiques de la suggestion. Quant aux « législateurs », ils n’ont point besoin de romans pour étudier les vices sociaux de cet ordre et leurs remèdes : c’est aux savants de profession qu’ils doivent s’adresser.


Pour conclure, l’art étant par excellence un phénomène de sociabilité, — puisqu’il est fondé tout entier sur les lois de la sympathie et de la transmission des émotions, — il est certain qu’il a en lui-même une valeur sociale : de fait, il aboutit toujours soit à faire avancer, soit à faire reculer la société réelle où son action s’exerce, selon qu’il la fait sympathiser par l’imagination avec une société meilleure ou pire, idéalement représentée. En cela, pour le sociolog’iste, consiste la moralité de l’art, moralité tout intrinsèque et immanente, qui n’est pas le résultat d’un calcul, mais qui se produit en dehors de tout