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l’art au point de vue sociologique.

l’ont remarqué les sociologistes, une tendance de l’art, surtout réaliste, à maintenir l’homme sous l’empire de ses « inclinations ataviques », plus ou moins grossières, haine, vengeance, colère, jalousie, envie, sensualité, etc. Si bien que l’art est à la fois un moyen de hâter la civiUsation et un moyen de la retarder en y maintenant une certaine barbarie.

Tout dépendra donc, en définitive, du type de société avec lequel l’artiste aura choisi de nous faire sympathiser : il n’est nullement indifférent que ce soit la société passée, ou la société présente, ou la société à venir, et, dans ces diverses sociétés, tel groupe social plutôt que tel autre. Il est même des httératures, nous l’avons vu plus haut, qui prennent pour objectif de nous faire sympathiser avec les insociables, avec les déséquilibrés, les névropathes, les fous, les délinquants. C’est ici que l’excès de sociabihté artistique aboutit à l’affaiblissement même du lien social et moral. L’art doit choisir sa société, et cela dans l’intérêt commun de l’esthétique et de l’éthique. Nous sommes loin de prétendre que l’artiste doive se proposer une thèse morale à soutenir, ou même un but moral à atteindre par le moyen de l’art ; nous sommes loin de condamner « tout emploi du talent poétique sans but extérieur à lui »[1]. Mais les idées les plus élevées de l’esprit, qui sont, selon nous, le thème de la grande poésie et du grand art, nous nous les représentons comme intérieures à la poésie même, bien plus, comme constitutives de l’âme du poète ou de l’artiste. Et pour ce qui est du but extérieur, — moralisateur ou utilitaire, — que le poète peut se proposer, nous dirions volontiers avec Schopenhauer : l’intention n’est rien dans l’œuvre d’art. La moralité du poète doit être aussi spontanée que son génie, elle doit se confondre avec son génie même. Il n’en est pas moins vrai que le fond de l’art n’est point indifférent, et que l’art immoral demeure très inférieur, même au point de vue esthétique.

L’émotion esthétique se ramenant en grande partie à la contagion nerveuse, on comprend que les puissants

  1. M. Stapfer, en exposant avec bienveillance nos idées sur l’art dans la Revue bleue, nous a attribué cette opinion, qui n’est pas la nôtre.