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l’art au point de vue sociologique.

leur sourire, dans une simple parole, signes fuyants qui ne se reproduiront pas. La pitié de Loti s’étendra même aux choses, celles qui ont ceci de commun avec l’homme, la fragilité, et on dirait qu’il a la nostalgie de tout ce qu’il a vu une fois. L’inconnu de la mort vient pour lui se mêler à toute manifestation de la vie, le plus simple fait revêt une apparence de profondeur et de mystère ; dans la grande épouvante qu’il découvre épandue, les amours lui semblent plus forts ; et c’est toute la poésie de la mort qui s’ajoute à celle de la vie. Aux yeux de Baudelaire, la mort flétrissait la vie, aux yeux de Loti, elle l’idéalise.

Un autre exemple de la rapidité avec laquelle les sentiments se transforment et, avec eux, les inspirations littéraires, c’est que, par opposition au pessimisme réaliste, il nous est venu récemment des horizons voilés de l’Angleterre une poésie très douce, toute de nuances, et de nuances effacées. La lumière n’est plus qu’un demi-jour, un clair de lune perpétuel ; les images sont plus semblables à des impressions, — aux impressions de toutes sortes que les choses produisent en nous, — qu’à ces choses elles-mêmes. Dante Gabriel Rossetti, par exemple, nous peindra ainsi la reine Blanchelys :


Ses yeux ressemblaient à l’intérieur de la vague ;
Il ne pesait pas plus qu’un roseau,
Son doux corps, délicatement mince ;
Et semblable au bruissement de l’eau.
Sa voix plaintive[1].


Même s’il s’agit d’une paysanne italienne, un être bien réel cependant, sa façon de voir restera la même :


                  Ses grands yeux,
Qui parfois tournaient, à moitié étourdis, sous
Ses paupières passionnées, et comme noyés, quand elle parlait.
Avaient aussi en eux des sources cachées de gaieté,
Lesquelles, sous les noirs cils, sans cesse
S’ébranlaient à son rire, comme lorsqu’un oiseau vole bas
Entre l’eau et les feuilles de saule.
Et que l’ombre frissonne jusqu’à ce qu’il atteigne la lumière[2].

  1. The staff and scrip., p. 48.
  2. A last confession, p. 69.