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la littérature des décadents.

qu’on cite aujourd’hui comme un novateur, a dit aussi :


À nous qui ciselons les mots comme des coupes
Et qui faisons des vers émus très froidement,
Ce qu’il nous faut à nous, c’est, aux lueurs des lampes,
La science conquise et le sommeil dompté.


Enfin Gautier, leur maître à tous dans l’art de versifier pour ne rien dire, avait écrit : « La poésie est un art qui s’apprend, qui a ses méthodes, ses formules, ses arcanes, son contre-point et son travail harmonique[1]. » Gautier oublie que le contre-point, sans l’inspiration, n’a jamais fait un musicien ; ce qu’il dit de la poésie s’applique simplement à la versification, laquelle en diffère comme la science de l’harmonie diffère du génie musical. En faisant ainsi de l’art pour l’art, on enlève à la littérature la vie ; on lui ôte toute espèce de but en dehors du jeu des formes, et, par cela même, on l’énerve. L’action tire toujours une grande partie de son caractère agréable de la fin qui la justifie : un but de promenade rend la promenade meilleure ; on n’aime pas à lever même un doigt sans raison ; il en est ainsi pour tout. Un travail sans but exaspère : de là le spleen de ceux qui n’ont pas besoin de travailler pour vivre, de là aussi l’ennui qu’éprouvent et qu’inspirent les formistes purs en littérature.

Tout renversement de la corrélation et de la subordination des organes, dans l’organisme du style comme dans la vie individuelle et la vie sociale, est un signe de décadence, puisque c’est la réalisation de l’égoïsme sous la forme de l’art. Dans un ouvrage décadent, au lieu que la partie soit faite pour le tout, c’est le tout qui est fait pour la partie ; non seulement la page, comme dit Paul Bourget, devient indépendante, mais elle acquiert plus d’importance que le livre, le paragraphe que la page, la phrase que le paragraphe, et, dans la phrase même, c’est le mot qui l’emporte, qui saillit. Le mot, voilà le tyran des littérateurs de décadence : son culte remplace celui de l’idée ; au lieu du vrai, et par conséquent de la loi ou du fait, on cherche l’effet, c’est-à-dire une sensation forte révélant au lecteur une puissance

  1. Histoire du romantisme, p. 336.