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l’art au point de vue sociologique.

classes ; l’envie se tourne en colère dès que l’obstacle se présente ; la luxure, avec le luxe qui l’accompagne souvent, devient le but de la vie, et, pour la satisfaire ; il faut de l’or ; d’où la cupidité et l’avarice. Enfin, le détachement des intérêts de la société et la recherche du bien-être individuel aboutissent à la paresse. Le résultat final est la diminution de fécondité dans la nation vieillie[1]. Tous ces traits et tous ces vices se retrouvent dans les littératures de décadence. C’est l’orgueil de l’artiste qui songe à son moi plus qu’à la vérité et à la beauté ; qui se manifeste par l’affectation du savoir, par le besoin de se singulariser et de sortir du commun, par la subtilité, par la déclamation ; c’est la recherche du plaisir avec tous ses raffinements, avec son mélange d’amertume et de volupté.


II. — Un autre trait des décadences, comme nous l’avons déjà dit, c’est l’amour exagéré de l’analyse, qui finit par être une force dissolvante. L’action disparaît au profit d’une contemplation oisive, le plus souvent dirigée vers le moi. Rien de plus stérile que de passer en revue tous les sentiments, poids et mesures en main, de les auner comme une pièce d’étoffe, de faire, par exemple, de la science et du raisonnement avec un amant ou une amante. Tout se dissout alors, tout perd sa valeur pour l’analyste, même l’amour. La fin de l’amour lui paraît absolument dispropor-

  1. On a souvent agité la question des rapports entre le luxe et la décadence. Tout objet de luxe représente une quantité quelquefois considérable de travail social improductif. Une dame qui paye une robe 2500 francs ôte à la société près de deux ans de travail utile aux taux actuels ; elle a fait travailler, mais en vain, comme un propriétaire qui aurait le moyen de faire bâtir régulièrement chaque année un palais qu’il brûlerait au bout de quinze jours. C’est pour cela qu’on s’est quelquefois demandé si la société n’aurait pas droit dintervenir ici, non pour restreindre les dépenses de luxe, mais pour restreindre le gaspillage qu’elles provoquent, en prélevant sur ces dépenses par l’impôt une réserve sociale, qui pourrait s’employer utilement et transformerait ainsi des dépenses infructueuses en dépenses partiellement reproductives. Le problème est des plus difficiles. Ce qui excuse le luxe aux yeux du philosophe, c’est ce que le luxe contient d’art. Seulement un objet de faux luxe vaut moins pour sa valeur artistique que pour sa rareté : la rareté en matière de luxe est, pour la plupart, le critérium suprême de la valeur des objets ; or c’est un critérium antiartistique, puisqu’il permet d’estimer au même prix tel bibelot et telle œuvre d’art accomplie. De plus le luxe, recherchant la rareté, recherchera souvent la surcharge d’ornements ; or l’art véritable est simple. Le luxe exagéré est donc, en somme, un élément de décadence pour l’art, comme pour la société.