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le style.

peler les qualités sociales du langage, qui est de faire saisir nos idées à tous. « La règle du bon style scientifique, dit Renan, c’est la clarté, la parfaite adaptation au sujet, le complet oubli de soi-même, l’abnégation absolue. Mais c’est là aussi la règle pour bien écrire en quelque matière que ce soit. Le meilleur écrivain est celui qui traite un grand sujet et s’oublie lui-même pour laisser parler le sujet. » Et plus loin : « Écrivain, certes, il l’était, et écrivain excellent, car il ne pensa jamais à l’être. Il eut la première qualité de l’écrivain, qui est de ne pas songer à écrire. Son style, c’est sa pensée elle-même, et, comme cette pensée est toujours grande et forte, son style aussi est toujours grand, solide et fort. Rhétorique excellente que celle du savant, car elle repose sur la justesse du style vrai, sobre, proportionné à ce qu’il s’agit d’exprimer, ou plutôt sur la logique, base unique, base éternelle du bon style. » La logique est en effet la base, et, dans les ouvrages purement scientifiques, elle est presque tout ; mais, dans l’œuvre d’art, elle est insuffisante.

Si le style n’avait pour but que l’expression logique et « économique » des idées, l’idéal du style serait la langue universelle et impersonnelle rêvée par quelques savants. Or, une vraie langue est une langue dans laquelle on pense avant même de parler, et on ne pense que dans une langue qu’on s’est assimilée dès l’enfance, qui a une littérature, un style propre, quelque chose de national dont vous vous êtes pénétré. Une langue, comme on l’a dit, ne se constitue que d’idiotismes : idiotismes de mots, idiotismes de locutions, idiotismes de tournures. Si on traduisait mot à mot ces idiotismes dans une langue universelle, on cesserait d’être compris ; il faudrait donc modifier non plus son langage, mais sa manière même de penser, écarter de soi tout ce qu’il y a d’individuel, généraliser ses impressions mêmes et leur enlever leur précision. C’est là tout un travail, qui n’aboutirait en somme qu’à défigurer la pensée en lui ôtant à la fois sa vivacité et sa vie. Les partisans d’une langue universelle ressemblent à des mathématiciens voulant substituer l’algèbre à l’arithmétique pour les opérations les plus simples, et poser