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l’art au point de vue sociologique.


IV


On sait que Leopardi a chanté l’amour et la mort, sujet toujours propre à tenter les poètes. Les uns voient dans la mort la grande adversaire de l’amour, de l’éternité que les amants rêvent ; d’autres rapprochent l’amour de la mort même et, dans l’amour comme dans la mort, ils trouvent une sorte d’attrait de l’abîme. Joie immense de s’abandonner, de se laisser aller, de se sentir emporté comme par un flot, de sentir monter en soi la passion comme un océan ! Un romancier moderne rapproche la sensation que fait éprouver l’amour ardent à celle de l’asphyxie naissante. La mort qui vient est, elle aussi, une puissance qui s’empare de vous, doucement : c’est encore une volupté de se sentir aller sans résistance, sans volonté. La vie est toujours un efi’ort ; il est doux de sentir par moment cet effort se suspendre, de s’évanouir à soi-même, de se dissoudre comme un rêve. Il est doux de mourir lentement à la vie, de se refroidir au milieu d’un air tiède et lumineux, de sentir toutes choses s’éloigner de soi : une sourdine est mise à tous les bruits de l’univers, un voile jeté sur tout ce qu’il y a de trop éblouissant dans son éclat ; la pensée se fond en un rêve impalpable, en un nuage léger que nulle lueur trop vive ne déchire, et où l’on se cache pour mourir en paix. Alfred de Musset a vu surtout dans la mort l’obstacle infranchissable où vient se heurter l’amour, qui, au milieu d’une nature où tout passe, s’enivre d’une chimérique éternité. Les premiers serments d’amour furent échangés près d’un arbre effeuillé par les vents, sur un roc en poussière, devant un ciel toujours voilé qui change à tout moment, sous les yeux de l’Etre immobile qui regarde mourir [1]. Mais le poète, pas plus que le philosophe, ne mesure à la durée la valeur, la beauté, l’éternité véritable des choses. « Je ne veux rien savoir, dit Musset, « ni si les champs fleurissent, » ni ce qu’il adviendra du « simulacre humain »,

  1. Voir les vers de Musset déjà cités plus haut.