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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

râle de plaisir quand arrive enfin cette mer de ténèbres qui le couvre en entier ; il « agite sa plume », s’enlève en fouettant la neige, monte où le vent n’atteint pas :


Et, loin du globe noir, loin de l’astre vivant,
Il dort dans l’air glacé, les ailes toutes grandes.


Le jaguar, lui, s’endort dans l’air lourd et immobile, en un creux du bois sombre interdit au soleil, après avoir lustré sa patte d’un large coup de langue :


Il cligne ses yeux d’or hébétés de sommeil ;
Et dans l’illusion de ses forces inertes,
Faisant mouvoir sa queue et frissonner ses flancs.
Il rêve qu’au milieu des plantations vertes
Il enfonce d’un bond ses ongles ruisselants
Dans la chair des taureaux effarés et beuglants.


Voilà, sans doute, en un vivant symbole, le rêve de la Nature entière, sous la lourde nécessité de la faim. En même temps, ces vers donnent le sentiment de cette vaste irresponsabilité des êtres qui se retrouve dans leur cruauté même. Si la bête féroce n’a que des sommeils sanglants comme ses veilles, qui faut-il accuser, sinon la Nature, qui fait vivre les uns de la mort des autres ? Au lieu de nous indigner, que ne renonçons-nous nous-mêmes à la vie et au vouloir-vivre ? Le poète nous raconte l’histoire d’un lion qui, renfermé dans une cage et désespérant de la liberté, préféra se laisser mourir de faim :


Ô cœur toujours en proie à la rébellion,
Qui tournes, haletant, dans la cage du monde,
Lâche, que ne fais-tu comme a fait ce lion ?


Dans la Ravine de Saint-Gilles, une de ses pièces les plus admirées, le poète photographie minutieusement une gorge orientale, avec ses bambous, ses lianes, ses vétivers et ses aloès ; tous les oiseaux sont passés en revue, le colibri, le cardinal, la « caille replète », le paille-en-queue ; nous voyons les bœufs de Tamatave, gardés par un noir qui fredonne un « air saklave », les lézards au dos d’émeraude, le chat-tigre qui rôde. Sous ce fourmillement de la vie, au plus profond