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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

D’autres pièces, empruntées à la légende ou à l’histoire, sont vraiment et franchement impassibles, mais nous pensons que ce genre de poésie savante, qui peut intéresser les amateurs et les érudits (ceux qui connaissent l’orthographe de Qaïn), n’exercera jamais sur une société l’influence que doit exercer la grande poésie. Ce que nous aimons mieux que toutes les autres pièces, ce sont celles où Leconte de Lisle, comme malgré lui, sent et s’émeut, au lieu de refléter toutes choses comme un miroir. Sous l’habituelle sérénité du poète se devine alors un sentiment pessimiste, qui, parfois, s’élève jusqu’à un commencement d’indignation devant les misères de ce monde, surtout devant les misères de l’homme. Caïn devient pour lui le symbole de l’humanité ; le dieu qui l’a faite pour la douleur et pour le mal est le véritable auteur du mal comme de la doulenr : c’est lui qui est le vrai meurtrier d’Abel. Et c’est du sein même de l’homme que naîtra l’idée de la justice, et cette idée détrônera celle de Dieu, de l’être prétendu parfait et bon dont l’œuvre est imparfaite et mauvaise. Il y a de l’éloquence dans ces vers où Caïn raconte comment il est né, comment Ève, au sortir de l’Éden, les flancs et les pieds nus, s’enfonçant dans l’âpre solitude, l’enfanta :


Mourante, échevelée, elle succombe enfin,
Et dans un cri d’horreur enfante sur la ronce
Ta victime, Jahvèh ! celui qui fut Qaïn.
Ô nuit ! déchirements enflammés de la nue,
Cèdres déracinés, torrents, souffles hurleurs,
Ô lamentations de mon père, ô douleurs,
Ô remords, vous avez accueilli ma venue,
Et ma mère a brûlé ma lèvre de ses pleurs.

Buvant avec son lait la terreur qui l’enivre,
À son côté gisant livide et sans abri,
La foudre a répondu seule à mon premier cri ;
Celui qui m’engendra m’a reproché de vivre.
Celle qui m’a conçu ne m’a jamais souri.


Caïn est vraiment l’enfant de la douleur, celui qui salue la vie d’un long gémissement. Et quel mal avait-il fait pour que ce Dieu le condamnât à vivre ?


                               Que ne m’écrasait-il.
Faible et nu sur le roc, quand je vis la lumière ?