Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/264

Cette page n’a pas encore été corrigée
204
l’art au point de vue sociologique.

un pourtant, et dans les paroles de monseigneur Bienvenu reparaît presque toute la rudesse du commencement : — « Le progrès, dit-il, doit croire en Dieu. Le bien ne peut pas avoir de serviteur impie. C’est un mauvais conducteur du genre humain que celui qui est athée. » Le vieux représentant du peuple ne répondit pas. « Il eut un tremblement. Il regarda le ciel, et une larme germa lentement dans ce regard. Quand la paupière fut pleine, la larme coula le long de sa joue livide, et il dit presque en bégayant, bas et se parlant à lui-même, l’œil perdu dans les profondeurs : — Ô toi ! ô idéal ! toi seul existes ! « 

Mais l’idéal infini que l’homme conçoit a-t-il une existence réelle, en dehors de notre esprit ? A-t-il même, contrairement au système de Strauss et de Vacherot, une personnalité ? Victor Hugo tente de le prouver par un argument qui est une variété intéressante de l’argument de saint Anselme. Selon Hugo, la personnalité est la condition même d’une infinité réelle. « Si l’infini n’avait pas de moi, le moi serait sa borne. » C’est-à-dire que la conscience humaine, se concevant sans être conçue par l’être infini, le limiterait ; de plus, la volonté humaine pourrait, en niant l’idéal, lui enlever quelque chose de sa réalité au moins pour elle, le chasser d’elle-même. « Il ne serait donc pas infini ; en d’autres termes, il ne serait pas. Il est, donc il a un moi. Ce Moi de l’infini, c’est Dieu. »

Si Dieu, selon Hugo, est personnel, il n’en demeure pas moins immanent à l’univers : il est le Moi de l’univers. C’est la concihation du panthéisme et du théisme. « Y a-t-il un infini hors de nous ? Cet infini est-il un, immanent, permanent ? nécessairement substantiel, puisqu’il est infini, et que, si la matière lui manquait, il serait borné là ; nécessairement intelligent, puisqu’il est infini, et que, si l’intelligence lui manquait, il serait fini là ? Cet infini éveille-t-il en nous l’idée à’essence, tandis que nous ne pouvons nous attribuer à nous-mêmes que l’idée d’existence ? En d’autres termes, n’est-il pas l’absolu dont nous sommes le relatif ? » — Ainsi Hugo renverse la hiérarchie des idées dans le spinozisme. Au lieu de dire : — Dieu est l’existence, la substance, dont les êtres expriment l’essence et sont les formes, — il dit : — Dieu est l’essence, l’essentiel, le formel, et nous ne pou-