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l’art au point de vue sociologique.

L’ombre est le mal pour l’intelligence, parce que c’est l’impénétrable et l’insondable. Son domaine croît à mesure qu’on descend l’échelle des êtres. Au bas, c’est ce mystère le plus grand de tous : la matière, la « chose »,


Cet océan où l’être insondable repose.


Plus haut, c’est la plante, c’est l’animal, surtout l’animal mauvais et féroce, le monstre. « Il y a des monstres dont l’organisme est une merveille, une perfection en son genre ; et cette perfection a pour but la destruction, elle est comme la perfection du mal même ! L’optimisme perd presque contenance devant certains êtres. Toute bête mauvaise, comme toute intelhgence perverse, est sphinx ; sphinx terrible proposant l’énigme terrible, l’énigme du mal. C’est cette perfection du mal qui a fait pencher parfois de grands esprits vers la croyance au dieu double, vers le redoutable bi-frons des manichéens [1]. » On voit ici formellement exprimée la tentation manichéenne d’Hugo.

Enfin, la plus grande ombre de l’univers, c’est le mal dans l’homme, — et non pas tant la souffrance que la faute ou le crime. Oh ! qu’est-ce donc, se demande Hugo, que ce « grand inconnu » qui fait croître un germe malgré le roc, qui tenant, maniant, mêlant les vents et les ondes.

    Et qui donne à regret à celte race humaine
    Un peu de pain pour lanl de labeur et de peine ;
    Des hommes durs, échjs sur ces sillons ingrats ;
    Des cités d’où s’en vont, en se tordant les bras,
    La charité, la paix, la foi, sœurs vénérables ;
    L’orgueil chez les puissants et chez les misérables ;
    La haine au cœur de tous ; la mort, spectre sans yeux,
    Frappant sur les meilleurs des coups mystérieux ;
    Sur tous les hauts sommets les brumes répandues ;
    Deux vierges, la justice et la pudeur, vendues :
    Toutes les passions engendrant tous les maux ;
    Des forêts abritant des loups sous leurs rameaux ;
    Là le désert torride, ici les froids polaires ;
    Des océans émus de subites colères,
    Pleins de mils frissonnants qui sombrent dans la nuit ;
    Des continents couverts de fumée et de bruit.
    Où, deux torches aux mains, rugit la euerre infime.
    Où toujours quelque part fume une ville en flamme,
    Où se heurtent sanglants les peuples furieux ;
    Et que tout cela fasse un astre dans les cieux !

    M. Renouvier, qui a publié autrefois dans la Critique philowphique de très belles études sur Hugo, fait remarquer que les oppositions de la lumière et de l’ombre ne tiennent tant de place dans les pièces lyriques du poète que depuis le livre philosophique des Contemplations.

  1. Les Travailleurs de la mer.