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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

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L’univers met sur toi, dans l’espace vermeil,
La nuit, ce va-et-vient mystérieux et sombre
Des flambeaux descendant, montant, marchant dans l’ombre[1].


Le prodige de l’univers est pour Hugo un « prodige nocturne infini », parce que la formule vraie du ciel n’est pas pour lui le jour, mais la nuit : la sérénité apparente des cieux, c’est au fond la manifestation de l’obscurité sans bornes :


… l’obscurité formidable
     Du ciel serein.


Le mal est la nuit qui enveloppe encore le jour, et d’où le grand jour ne sortira qu’à la consommation des siècles. La lumière ne peut, dit Hugo, jaillir sans un froissement et un frottement des êtres les uns contre les autres. Les frottements de la machine, c’est là ce que nous nommons le mal, « démenti latent à l’ordre divin, blasphème implicite du fait rebelle à l’idéal. Le mal complique d’on ne sait quelle tératologie à mille têtes le vaste ensemble cosmique. Le mal est présent à tout pour protester… Le bien a l’unité, le mal a l’ubiquité. » Cette antithèse philosophique ne pouvait manquer d’inspirer à Hugo une série d’antithèses poétiques qui en sont l’expression figurée, depuis la « profondeur morne du gouffre bleu », l’identification du ciel et de l’abîme, jusqu’aux oppositions perpétuelles de l’ombre et de la lumière[2].

  1. L’Âne, p. 139, 140, 135, 136.
  2. On a reproché à Victor Hugo, non sans raison, son naïf amour de l’antithèse. Toutefois, remarquons-le, il partage ce goût avec les grands esprits qui ont cherché à exprimer leur pensée d’une manière très saillante, dans des phrases courtes, en les avisant par des oppositions d’idées et même de mots d’autant plus sensibles que le son même des syllabes est plus semblable. Rapprocher les mots est souvent un moyen de faire mieux éclater toute la différence des idées. Hugo a cru d’ailleurs lui-même au sens profond et mystérieux de certains mots et des affinités qu’ils présentent. Sous ce rapport on peut le rapprocher, d’une manière bien inattendue, du vieux philosophe d’Éphèse, Héraclite, dont les sentences énigmatiques rappellent certaines antithèses de notre poète. C’est ainsi que, voulant montrer dans la mort l’œuvre même de toute vie, Héraclite s’appuie sur l’analogie des mots qui, en grec, désignent la vie et l’arc (βίος, βιός (bíos, biós)), et il s’écrie : « L’arc a pour nom vie et pour œuvre mort. » Malgré ces jeux de mots et d’idées, niera-t-on la profondeur d’Héraclite, l’un des penseurs qui ont été le plus avant au cœur des choses ? Sans méconnaître l’abus de l’antithèse chez Hugo, il faut comprendre aussi que c’était pour lui l’expression exacte des antinomies qu’il trouvait au fond même de ses idées. Lisez la pièce des Contemplations qui a pour titre un simple point d’interrogation, et qui n’est tout entière qu’une grande antithèse :
    ?

    Une terre au flanc maigre, âpre, avare, inclément,
    Où les vivants pensifs travaillent tristement,