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les idées philosophiques et sociales dans la poésie.

              Nous rêvons ce qu’Adam rêva ;
La création flotte et fuit, des vents battue ;
Nous distinguons dans l’ombre une immense statue,
       Et nous lui disons : « Jéhovah[1] ! »


S’il n’y avait dans l’homme qu’un contemplateur, une « raison spéculative », non un être agissant et une « raison pratique », l’homme serait sans doute manichéen. Il ne pourrait que constater l’universelle antithèse du bien et du mal, de la lumière et des ténèbres, sans éprouver ce besoin d’unité qui n’est si impérieux que quand il est moral, que quand il s’agit de l’unité du bien. « Unité du bien » et, en contraste, « ubiquité du mal », voilà ce qui a frappé Victor Hugo ; et c’est ce qui, à chaque instant, dans le domaine de la pensée pure, le fait pencher vers le manichéisme. Comme les anciens, il voit dans la lumière et dans l’ombre le symbole de la grande antithèse cosmique : bien et mal. On se rappelle ces espèces d’oracles philosophiques que contiennent les Contemplations, et tout ce que révèle la voix de l’ombre infinie, c’est-à-dire de l’univers, symboliquement appelée la « bouche d’ombre ».


Un spectre m’attendait dans un grand angle d’ombre,
Et m’a dit :
Et m’a dit : « Le muet habite dans le sombre.
L’infini rêve, avec un visage irrité.
L’homme parle et dispute avec l’obscurité,
Et la larme de l’œil rit du bruit de la bouche.
Tout ce qui vous emporte est rapide et farouche.
Sais-tu pourquoi tu vis ? sais-tu pourquoi tu meurs ?
Les vivants orageux passent dans les rumeurs,
Chiffres tumultueux, flots de l’océan Nombre.
Vous n’avez rien à vous qu’un souffle dans de l’ombre[2].


Mais, sur le rapport de l’ombre et de la lumière, Hugo a une vue originale : c’est que, dans notre monde, ce qui l’emporte sur le reste, ce qui semble faire le fond, c’est l’ombre, la nuit, tandis que la lumière et le jour semblent des accidents passagers, bornés à un petit nombre de lieux et de moments. Les astres lumineux ne sont que des points imperceptibles dans une immensité noire ; le jour n’est que le phénomène, exceptionnel dans l’univers, produit par le voi-

  1. Les Contemplations (Horror), p. 256, 257, 258, 259, 260, 261.
  2. Ibid.