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l’art au point de vue sociologique.

dent l’esprit sans pouvoir être saisis tous à la fois : elle est une suggestion, une excitation perpétuelle. La poésie, c’est le regard jeté sur le fond brumeux, mouvant et infini des choses. Nos savants sont semblables aux mineurs dans la profondeur des puits : cela seul est éclairé qui les entoure immédiatement ; après, c’est l’obscurité, c’est l’inconnu. Ne tenir compte que de l’étroit cercle lumineux dans lequel nous nous mouvons, vouloir y borner notre vue sans nous souvenir de l’immensité qui nous échappe, ce serait souffler nous-mêmes sur la flamme tremblante de la lampe du mineur. La poésie grandit la science de tout ce que celle-ci ignore. Notre esprit vient se retremper dans la notion de l’infini, y prendre force et élan, comme les racines de l’arbre plongent toujours plus avant sous la terre, pour y puiser la sève qui étendra et élancera les branches dans l’air libre, sous le ciel profond. Un théorème d’astronomie nous donne une satisfaction intellectuelle, mais la vue du ciel infini excite en nous une sorte d’inquiétude vague, un désir non rassasié de savoir, qui fait la poésie du ciel. Les savants cherchent toujours à nous satisfaire, à répondre à nos interrogations, tandis que le poète nous charme par l’interrogation même. Avoir trouvé par le raisonnement ou l’expérience, voilà la science ; sentir ou pressentir en s’aidant de l’imagination, c’est la plus haute poésie. La science et surtout la philosophie demeureront donc toujours poétiques, d’abord par le sentiment des grandes choses connues, des grands horizons ouverts, puis par le pressentiment des choses plus grandes encore qui restent inconnues, des horizons infinis qui ne laissent entrevoir que leurs commencements dans une demi-obscurité. En outre, les inspirations venues de la science et de la philosophie sont à la fois toujours anciennes et toujours renouvelées. De siècle en siècle, en effet, l’aspect du monde change pour les hommes ; en parcourant le cycle de la vie, il leur arrive ce qui arrive aux voyageurs parcourant les grands cercles terrestres : ils voient se lever sur leurs têtes des astres nouveaux qui se couchent ensuite pour eux, et c’est seulement au terme du voyage qu’ils pourront espérer connaître toute la diversité du ciel.

La conception moderne et scientifique du monde n’est pas moins esthétique que la conception fausse des anciens. L’idée