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le roman psychologique et sociologique.

est la preuve du système ? — Dans mes romans. — Un roman ne sera jamais une preuve. — Dans mes notes de petits faits. — Eh bien, les petits faits eux-mêmes ne prouvent nullement ce que Taine veut leur faire prouver. Tout dépend de la manière dont on les aligne. Avec sa collection de notes, Taine a fait un Napoléon qui n’est plus qu’un monstre. Avec une autre collection de notes, ou avec la même, un autre historien en refera un héros. Qui peut se flatter d’avoir la totalité des faits, et, l’eût-il, d’avoir la loi ? En somme, dans ses romans, le réaliste fait ce beau raisonnement : « Si l’homme n’est qu’une brute dominée par tous les instincts de la bête et à peu près incapable de tout ce qui est beau et généreux, il devra agir de telle sorte dans telles circonstances que j’imagine. » Puis, il réalise les circonstances, — où ? — dans son imagination ; — et il vérifie la bestialité radicale de la nature humaine, — où ? — toujours dans son imagination. Cette façon d’expérimenter est trop commode. Quand Claude Bernard a supposé qu’une piqûre à telle partie de l’encéphale devait procluire le diabète, il a réellement piqué le cerveau d’un animal et vérifié le diabète consécutif. Le réaliste, lui, nous attribue toutes les maladies morales possibles dans son esprit, et, fort heureusement, il n’en réalise pas la vérification au dehors.

En outre, on confond souvent, dans cette question, l’art avec la science. — Le romancier, répète-t-on, est un naturaliste, qui n’a qu’à observer les hommes et à les classer ; or, c’est ainsi que la science agit à l’égard de toute chose : il n’y a rien de vil dans l’art, pas plus que dans la science. Le romancier observe les mœurs et, en nous les représentant, il doit en rendre compte par les sentiments et les sensations qui en sont la cause : jusqu’alors, on a laissé dans l’ombre certains sentiments, certaines sensations ; le romancier actuel doit les mettre en scène comme tous les autres, en sa qualité de physiologiste et de psychologue. — Cette théorie, selon nous, est insoutenable. Il est faux que la science et le roman ne fassent qu’un. Et leur effet n’est pas le même : la science peut être ennuyeuse, le roman doit être intéressant ; jamais un roman ne sera un traité scientifique. Si le romancier fait entrer en scène un chien ou un chat, ce dont il a parfaitement le droit (voyez le chien et le