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le roman psychologique et sociologique.

près même, est assurément la meilleure condition pour saisir les détails dans leur plus rigoureuse précision, mais cela peut être aussi un excellent moyen de borner sa vue à ces seuls détails : ils grandiront de toute l’attention qui leur sera prêtée, et leur relation avec l’ensemble pourra en être altérée d’autant. Pour bien saisir les proportions des différentes parties d’un tout, le plus sûr est encore de regarder à une certaine distance, la netteté de quelques détails dût-elle en souffrir. Si de plus on parle de fait dominateur auquel tous les autres ne feront que se relier, il devient de la plus haute importance de ne se point tromper dans la perspective, de voir d’un peu loin, d’un peu haut surtout. Le reproche qu’on pourrait faire à Flaubert, un maître pourtant, — et surtout à son école, — c’est de s’être complu dans l’étude et dans la peinture de la médiocrité, sous prétexte qu’elle est plus vraie. Plus commune, soit, mais plus vraie ? Est-ce que la réalité la plus haute n’appartient pas toujours aux sentiments capables de nous porter en avant, ne fût-ce qu’un seul instant, d’élever au-dessus de nos têtes ne fût-ce qu’un seul d’entre nous ? Nous jugeons des époques passées par leurs grands hommes. Jugeons donc un peu la médiocrité contemporaine précisément par ce qui en sort. Le pessimisme s’est introduit dans l’art avec cette manière de voir, quoi d’étonnant[1] ? C’est presque un dicton populaire que les hommes paraissent plus mauvais qu’ils ne sont ; si donc nous les jugeons uniquement par leurs actes, lesquels sont déterminés par une foule de chocs et de circonstances qui ont fait dévier l’impulsion première, nous ne pourrons trouver en eux que matière à réflexions pessimistes. — Mais que m’importe, dira-t-on, l’homme intérieur, si je n’ai affaire qu’à l’homme extérieur ? — Il importe plus qu’on ne croit, car, s’il y a réellement dans l’homme deux tendances, presque deux volontés inverses, il y aura aussi lutte

  1. Dans son Voyage en Italie, devant les chefs-d’œuvre des siècles anciens, Taine s’écrie : « Que de ruines et quel cimetière que l’histoire !… » « Froide et fixe, la Niobé se redresse, sans espérance, et, les yeux fixés au ciel, elle contemple avec admiration et avec horreur le nimbe éblouissant et mortuaire, les bras tendus, les flèches inévitables, et l’implacable sérénité des dieux… » Pour Taine, la « raison et la santé sont des accidents heureux » ; « le meilleur fruit de la science est la résignation froide, qui, pacifiant et préparant l’âme, réduit la souffrance à la douleur du corps… »… Après avoir montré que l’imperfection humaine est dans l’ordre, comme l’irrégularité foncière des facettes dans un cristal, Taine demande : « Qui s’indignera contre cette géométrie ? » (Voir M. Bourget, Études de psychologie contemporaine, pp. 204, 216.)