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le roman psychologique et sociologique.

pays, et je ne croyais pas qu’il y eût de jolies filles sans jupes Lieues et sans nattes tombant sur les épaules. » — Elle, c’est une effrontée, une coquette jusqu’à la brutalité ; « elle s’avançait en se balançant sur ses hanches comme une pouliche du haras de Cordoue. » Dabord elle ne lui plaît pas ; il se sent trop loin avec elle de toutes les choses de son pays ; « mais elle, suivant l’usage des femmes et des chats qui ne viennent pas quand on les appelle et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la parole. » Ses premières paroles sont des railleries ; puis la rencontre de ces volontés dures et frustes toutes deux, hostiles au fond, se résume dans un geste qui vaut une action : « Prenant la fleur de cassie qu’elle avait à la bouche, elle me la lança, d’un mouvement du pouce, juste entre les deux yeux. Monsieur, cela me fit l’effet d’une balle qui m’arrivait… « Le petit drame commence ; ils sont liés l’un à l’autre, malgré les instincts de leurs races qui les tirent en sens contraire ; tout ce qui arrivera à l’un retentira sur l’autre, et tous leurs points de contact avec la vie amèneront des points de contact entre leurs deux caractères opposés. La croix de Saint-André dessinée par Carmen avec un couteau sur la joue d’une camarade de la manufacture n’est pas un incident vulgaire, choisi au hasard pour amener une nouvelle rencontre des deux personnages ; il permet de saisir immédiatement le fond de sauvagerie du caractère de Carmen ; c’est de la psychologie en action. Cette scène de violence se fond aussitôt dans une scène de coquetterie, de séduction par le regard, par l’attitude, par la caresse de la voix, enfin par la caresse même du langage (elle lui parle basque) ; « notre langue, monsieur, est si belle que, lorsque nous l’entendons en pays étranger, cela nous fait tressaillir. » — « Elle mentait, monsieur, elle a toujours menti. Je ne sais pas si dans sa vie cette fille-là a jamais dit un mot de vérité ; mais, quand elle parlait, je la croyais : c’était plus fort que moi. » À partir de ce moment, les événements très simples de l’action se suivent avec la rigueur d’une déduction, rapprochant toujours davantage, jusqu’à les broyer, les deux individualités antagonistes. C’est d’abord l’évasion de Carmen suivie de l’emprisonnement du dragon : « Dans la prison, je ne pouvais m’empêcher de penser à elle… Ses bas de soie tout troués qu’elle me faisait voir tout entiers l’art.