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le roman psychologique et sociologique.

de l’histoire humanisée en quelque sorte, où l’individu est transplanté dans un milieu plus favorable à l’essor de ses tendances intérieures. Par cela même, c’est une exposition simplifiée et frappante des lois sociologiques[1].


II. — Le roman embrasse la vie en son entier, la vie psychologique s’entend, laquelle se déroule avec plus ou moins de rapidité ; — il suit le développement d’un caractère, l’analyse, systématise les faits pour les ramener toujours à un fait central ; il représente la vie comme une gravitation autour d’actes et de sentiments essentiels, comme un système plus ou moins semblable aux systèmes astronomiques. C’est bien là ce que la vie est philosophiquement, — sinon toujours réellement, en raison de toutes les causes perturbatrices qui font que presque aucune vie n’est achevée, n’est ce qu’elle aurait dû être logiquement. L’humanité en son ensemble est un chaos, non encore un système stellaire.

Dans la peinture des hommes, la recherche du « caractère dominant », dont parle Taine, n’est autre chose que la recherche de l’individualité, forme essentielle de la vie morale. Les personnalités puissantes ont généralement un trait distinctif, un caractère dominateur : Napoléon, c’est l’ambition ; Vincent de Paul, la bonté, etc. Si l’art, comme le remarque Taine, s’efforce de mettre en relief le caractère dominateur, c’est qu’il cherche de préférence à reproduire les personnalités puissantes, c’est-à-dire précisément la vie dans ce qu’elle a de plus manifeste. Taine a pour ainsi dire vérifié lui-même sa propre théorie de la prédominance du caractère essentiel : il nous a donné un Napoléon dont l’unique ressort

  1. Il y a des romans dits historiques, comme Notre-Dame de Paris qui sont bien moins de l’histoire humaine que les romans non historiques de Balzac, par exemple. Victor Hugo n’a aucun souci du réel dans la trame et l’enchaînement des événements ; il considère tous les petits événements de la vie, toutes les vraisemblances des événements comme des choses sans importance. Son roman et son drame vivent du coup de théâtre, que la plupart du temps il ne prend même pas la peine de ménager, de rendre plus ou moins plausible. Toutefois, ce qui établit une différence considérable entre lui et par exemple Alexandre Dumas, le grand conteur d’aventures, c’est que le coup de théâtre n’est pas par lui-même et a lui seul son but : c’est seulement, pour Hugo, le moyen d’amener une situation morale, un cas de conscience. Presque tous ses romans étions ses drames, depuis Quatre-vingt-treize et les Misérables jusqu’à Hernani, viennent aboutir à des dilemmes moraux, à de grandes pensées et à de grandes actions ; et c’est ainsi, à force d’élévation morale, que le poète finit par reconquérir cette réalité qui lui manque tout à fait dans renchainement des événements et dans la logique habituelle des caractères.