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la description sympathique.

de la maison, à ouvrir les yeux et à regarder ce que l’on a devant soi. Décrire n’est pas énumérer, classer, étiqueter, analyser avec effort ; c’est représenter ou, mieux encore, présenter, rendre présent. Décrire, c’est faire revivre pour chacun de nous quelque chose de sa vie, non pas lui apporter des sensations entièrement nouvelles et étrangères. On pourrait définir l’art de la description comme Michelet définissait l’histoire : une résurrection. Le roman trop descriptif, attaché au menu détail de la vie, brouille les deux représentations différentes du monde : celle que s’en fait l’observateur curieux regardant toutes choses d’un œil égal, et celle que s’en fait l’acteur ému d’un drame, qui voit seulement dans le monde le petit nombre de choses se rapportant à son émotion, ne remarque rien du reste et l’oublie. Le sentiment passionné nous force à démarquer et à immatérialiser plus ou moins nos représentations des choses : dans le souvenir comme dans la flamme se brûlent toutes les impuretés de la vie ; vouloir les faire revivre, c’est souvent, par trop de conscience, être infidèle à la méthode véritable de la nature et à la marche naturelle de l’esprit. Par là même, c’est arrêter chez le lecteur l’émotion sympathique. Il peut y avoir quelque chose de contradictoire à vouloir que le lecteur ressente sympathiquement la passion d’un personnage et à ne pas le mettre vis-à-vis du monde extérieur dans la même situation que le personnage lui-même, à distraire son regard par une foule d’objets que l’autre ne voit pas ou ne remarque pas. C’est comme si, pour nous donner l’impression du crépuscule, par exemple, on commençait par nous transporter dans un lieu vivement éclairé, ou inversement. Il y a en toute émotion profonde quelque chose de crépusculaire, un voile jeté sur une partie de la réalité : la vue nette et objective du monde est ainsi incompatible avec la vue passionnée, toujours partielle, infidèle et, pour certains tempéraments, tout à fait idéaliste : la passion produit psychologiquement le même phénomène que l’abstraction ; elle enlève d’un côté l’intensité d’émotion et de couleur qu’elle reporte de l’autre. Or, toutes les fois que le romancier veut exciter en nous la passion, il doit nous faire voir les choses du point de vue même de la passion, et non d’un autre. Tandis que, dans les arts plastiques, les objets représentés gardent une beauté intrinsèque