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l’art au point de vue sociologique.

vagues et effacés dans l’âme du lecteur, mais avec des souvenirs vibrants encore. C’est pourquoi il faut distinguer le détail simplement exact, qui n’a qu’une importance relative, et le détail intense, saillant, caractéristique, qui éveille tout d’un coup la mémoire nette d’une sensation, d’une émotion éprouvée jadis ou qu’on croit avoir éprouvée. Toutes les vérités objectives ne s’équivalent pas au point de vue de l’art : il faut donc choisir dans la masse des choses vues celles qui peuvent être senties profondément, les détails capables de réveiller en nous une émotion endormie ou d’exciter une émotion nouvelle.

Chateaubriand abonde en exemples. Qui ne se rappelle la description de la lune reposant sur des groupes de nues pareilles à la cime des montagnes couronnées de neige ? Il y a là une impression nocturne qu’on a certainement ressentie dans une certaine mesure, quoiqu’elle se soit très probablement traduite d’une manière différente.


Ces nues, ployant et déployant leurs voiles, se déroulaient en zone diaphane de satin blanc, se dispersaient en légers flocons d’écume, ou formaient dans les deux des bancs d’une ouate éblouissante, si doux à l’œil qu’il croyait ressentir leur mollesse et leur élasticité. La scène sur la terre n’était pas moins ravissante : le jour bleuâtre et velouté de la lune descendait dans les intervalles des arbres et poussait des gerbes de lumière jusque dans l’épaisseur des ténèbres… Dans une savane, de l’autre côté de la rivière, la clarté de la lune dormait sans mouvement sur les gazons : des bouleaux agités par les brises et dispersés çà et là formaient des iles d’ombres flottantes sur cette mer immobile de lumière. Tout aurait été silence et repos sans la chute de quelques feuilles, le passage d’un vent subit, le gémissement de la hulotte ; au loin, par intervalle, on entendait les sourds mugissements du Niagara, qui, dans le calme de la nuit, se prolongeaient de désert en désert et expiraient à travers les forêts solitaires.


Les détails qui font voir, même quand on n’a pas vu, font également le prix d’une autre description de nuit orientale :


« Il était minuit… j’aperçus de loin une multitude de lumières éparses… En approchant, je distinguai des chameaux, les uns couchés, les autres debout ; ceux-ci chargés de leurs fardeaux, ceux-là débarrassés de leurs bagages. Des chevaux et des ânes débridés mangeaient l’orge dans des seaux de cuir ; quelques cavaliers se tenaient encore à cheval, et les femmes voilées n’étaient point descendues de leurs dromadaires. Assis les jambes croisées sur des tapis, des marchands turcs étaient groupés autour des feux qui servaient aux esclaves à préparer le pilau. On brûlait le café dans les poêlons, des vivandières allaient de feu en feu, proposant des gâteaux, des fruits ; des chanteurs amusaient la foule ; des imans faisaient