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l’art au point de vue sociologique.

pluie, pourtant, et te voilà fleuri. Fleur sans espoir, qui ne pourras être féconde, et qui embaumes et réjouis, fleur douloureuse qui, avant de t’éteindre, souris !

Le faux, c’est notre conception abstraite du monde, c’est la vue des surfaces immobiles et la croyance en l’inertie des choses auxquelles s’en tient le vulgaire. Le poète, en animant jusqu’aux êtres qui nous paraissent le plus dénués de vie, ne fait que revenir à des idées plus philosophiques sur l’univers. Toutefois, en animant ainsi la nature, il est essentiel de mesurer les degrés de vie qu’on lui prête. Il est permis à la poésie de hâter un peu l’évolution de la nature, non de l’altérer. Si, en vertu de cette loi d’évolution, la vie pénètre et ondoie partout, son niveau ne monte pourtant que par degrés, suivant un étiage régulier. Dans les métaphores, qui ne doivent être que des métamorphoses rationnelles, des symboles de l’universelle transformation des choses, le poète peut passer quelques-uns des degrés insensibles de la vie, non les sauter à plaisir ; il peut comparer la machine à la bête, l’être immobile à l’être qui se meut, l’animal inférieur à l’animal supérieur ; mais ce n’est que bien haut dans l’échelle des êtres qu’il peut, en général, chercher des points de comparaison avec l’homme[1]. De là, l’absurdité de la mythologie des sauvages et de certains poètes romantiques ou parnassiens, qui croient animer l’océan ou le tonnerre en leur prêtant des pensées et

  1. « La lune prêta son pâle flambeau à cette veillée funèbre. Elle se leva au milieu de la nuit, comme une blanche vestale qui vient pleurer sur le cercueil d’une compagne. Bientôt elle répandit dans les bois ce grand secret de mélancolie, qu’elle aime à raconter aux vieux chênes et aux rivages antiques des mers. » (Atala).

    « Les deux rochers, tout ruisselants encore de la tempête de la veille, semblaient des combattants en sueur. Le vent avait molli, la mer se plissait paisiblement, on devinait à fleur d’eau quelques brisants où les panaches d’écume retombaient avec grâce ; il venait du large un murmure semblable à un bruit d’abeilles. Tout était de niveau, hors les deux Douvres, debout et droites comme des colonnes noires. Elles étaient jusqu’à une certaine hauteur toutes velues de varech. Leurs hanches escarpées avaient des reflets d’armures. Elles semblaient prêtes à recommencer… » (Les Travailleurs de la mer.)

    « Il y avait de larges nuées au zénith ; la lune s’enfuyait et une grosse étoile courait après elle. » (Les Travailleurs de la mer.)

    « Tout ce bleu, en bas comme en haut, était immobile… L’air et la vague étaient comme assoupis. La marée se faisait, non par lames, mais par gonflement. Le niveau de l’eau se haussait sans palpitation. La rumeur du large, éteinte, ressemblait à un souffle d’enfant. » (Les Travailleurs de la mer.)

    Hugo décrit le bois où Cosette va chercher de l’eau : « Un vent froid de la plaine. Le bois était ténébreux… Quelques bruyères sèches, chassées par le vent, passaient rapidement et avaient l’air de s’enfuir avec épouvante devant quelque chose qui arrivait. » (Les Misérables.)