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le sentiment de la nature et le pittoresque.

sentatifs ; dans ces derniers, on est trop souvent forcé de remplacer les hardes et les étoffes de cotonnade par des décors convenus, d’avoir sous la main des feuilles de palmier, et même des feuilles de vigne.

On se rappelle la scène de la fontaine, une des plus chastes, des plus poétiques et pourtant des plus osées de la littérature moderne antérieure à Zola. Cette scène parut au salon de Mme Necker aussi réaliste, assurément, que le parut il y a trente ans la scène du fiacre de Mme Bovary ou celle de Salammbô et du python. Dans le célèbre duo d’amour qui a servi de modèle à tous ceux de la littérature contemporaine, on retrouve l’accent chaud et passionné du Cantique des cantiques, et on pressent cette tendresse qui deviendra douloureuse chez Musset : « Lorsque je suis fatigué, ta vue me délasse… Quelque chose de toi que je ne puis te dire reste pour moi dans l’air où tu passes, sur l’herbe où tu t’assieds… Si je te touche seulement du bout du doigt, tout mon corps frémit de plaisir… Dis-moi par quel charme tu as pu m’enchanter. « À cette poésie s’ajoutent des traits d’observation psychologique : « Ô mon frère, je prie Dieu tous les jours pour ma mère, pour la tienne, pour toi ; mais, quand je prononce ton nom, il me semble que ma dévotion augmente. » Tout cela encadré dans des détails de réelle familiarité : « — Pourquoi vas-tu si loin et si haut me chercher des fruits et des fleurs ? N’en avons-nous pas assez dans le jardin ? Comme te voilà fatigué ! Tu es en nage… — Et, avec son petit mouchoir blanc, elle lui essuyait le front et les joues et elle lui donnait plusieurs baisers. »


À vrai dire, le pittoresque pur joue dans la littérature un rôle plus négatif que positif. Il sert à attirer l’attention par le contraste de la nouveauté et à la concentrer sur l’objet qu’il nous représente. Exemple, un palanquin ; nous voilà transportés dans l’Orient des merveilles : toutes nos idées, assez vagues en soi, nous paraissent aussitôt charmantes ; l’impression ne serait plus la même s’il s’agissait d’une vulgaire chaise à porteurs de nos pays, où nous voyons tout de suite un malade étendu. De fait, on ne sait jamais, lorsqu’on prononce un mot familier à tous, quelles associations d’idées il éveillera chez autrui ; elles seront peut-être d’un genre tout différent des