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déplacement dans l’espace et invention des milieux.

réaction contre ses souffrances sociales sont nés chez Rousseau deux sentiments parfaitement vrais et sains, et qui se sont propagés très vite : l’amour de la nature et l’amour de la liberté. Ces deux sentiments sont éternels, ils tiennent au cœur même de l’homme, et, s’ils étaient un signe de folie, nous serions tous fous à ce compte ; c’est de ces deux sentiments que devait vivre la littérature postérieure à Rousseau.

M. Brunetière, croyons-nous, classe Rousseau parmi les écrivains orateurs ; et, en effet, il y a de la rhétorique en lui, mais c’est aussi un lyrique et un descriptif : c’est comme lyrique et comme descriptif qu’il a eu la plus grande influence. Il nous raconte que tous les matins il allait se promener au Luxembourg, un Virgile ou un Jean-Baptiste Rousseau dans sa poche : « Là, jusqu’à l’heure du dîner, je remémorais tantôt une ode sacrée et tantôt une bucolique. » S’il a gardé de Jean-Baptiste Rousseau un restant de mauvais goût, il a conservé aussi quelque chose du mouvement de la strophe, quelque chose de la contrefaçon de l’enthousiasme prophétique Plus tard, il devait emprunter à saint Augustin, un autre lyrique, l’idée et le titre de ses Confessions, et on peut voir dans ces Confessions comme la première ébauche, tantôt informe et mesquine, tantôt déjà puissante et rythmée, de la poésie lyrique contemporaine. Enfin, il savait décrire la nature et se décrire dans les paysages de la nature. Rousseau, par tempérament, comme beaucoup de détraqués, est insociable, sauvage, porté à la vie solitaire ; mais il n’a eu nulle conscience des causes pathologiques de cette insociabilité, et ses contemporains, pas davantage. Tous l’ont attribuée non pas à la maladie de Rousseau, mais au mal du siècle, à l’artifice des conventions sociales. Le résultat, c’est que la littérature qui procède de Rousseau devait s’attacher à peindre un état de société moins conventionnel, moins faux que la société des salons d’alors, qui avait seule servi de type aux précédentes littératures. C’est ainsi qu’indirectement la folie de Rousseau a servi la vérité dans l’art, et que son insociabilité maladive a conduit les Bernardin de Saint-Pierre, les Chateaubriand et les Lamartine à imaginer des types littéraires nouveaux, plus sympathiques, doués de sentiments plus profonds et plus simples tout ensemble, enfin une nouvelle cité de l’art, avec des lois plus conformes aux règles