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l’art au point de vue sociologique.

aux enfants, aux peuples enfants, ou même, de nos jours, aux imaginations surexcitées. Mais comme, en somme, le lecteur d’un roman ou d’un drame, le contemplateur d’une œuvre d’art ne peut jamais être que pendant un instant très fugitif dans la situation d’un halluciné, que dans tout esprit bien pondéré le raisonnement reprend aussitôt ses droits, il s’ensuit que l’art moderne, pour produire la conviction durable, qui est la mesure même de la force des images, n’a pas de moyen meilleur que de prendre ses images dans la réalité même, de les organiser comme il les voit organisées dans la vie. Tous les arts qui, comme l’éloquence, ont pour but dernier de produire la conviction, n’ont pas en somme de moyen plus simple pour cela que d’être véridiques ; l’éloquence la plus sincère a toujours et partout chance d’être la plus haute. Le vrai réalisme ou, pour mieux dire, la sincérité dans l’art, doit donc aller croissant à mesure qu’augmente chez le public de l’artiste la capacité de réfléchir, de raisonner, de vérifier enfin la cohérence et l’enchaînement des images fournies. La sincérité dans l’art croîtra ainsi nécessairement avec le progrès de l’esprit scientifique. L’artiste est sans doute libre de mentir, pourvu qu’on ne s’en aperçoive pas ; mais de nos jours où, chez tout lecteur, on éveille l’esprit critique, le mensonge devient aussitôt visible et enlève leur force aux représentations évoquées. De nos jours, la fiction n’est plus tolérée que lorsqu’elle est symbolique, c’est-à-dire expressive d’une idée vraie. Ce que la vérité semble alors perdre sur la forme, elle le regagne sur le fond, et, si la force des images peut être un peu altérée d’une part, elle est d’autre part augmentée par la croyance à l’idée qu’on lui fait exprimer. Si voir fortement, c’est croire, on peut dire à l’inverse que croire fortement, c’est presque voir. La puissance de l’idéalisme même, en littérature, est à cette condition qu’il ne s’appuie pas sur un idéal factice, mais sur quelque aspiration intense et durable de notre nature. Quant au réalisme, son mérite est, en recherchant l’intensité dans la réalité, de donner une impression de réalité plus grande, par cela même de vie et de sincérité. Car, encore une fois, la vie est la sincérité même ; elle consiste dans le rayonnement régulier et continu de l’activité centrale à travers les organes : elle a la véracité de la lumière. Vivre, c’est agir, c’est se traduire, s’exprimer, mettre en harmonie les organes intérieurs et