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l’idéalisme et le réalisme.

sibles à faire coïncider d’aucune manière, l’art aurait également échoué. Il faut que les deux images coïncident, au moins par tous les points essentiels ; mais il faut que la représentation de l’artiste soit orientée différemment, éclairée d’une lumière nouvelle. Un touriste me disait, sur le sommet d’une montagne, au moment où l’aube pointait sur l’extrémité des premières cimes : — Vous allez assister à une sorte de création. — Cette création par la lumière d’objets qu’on voyait tout autres sous des rayons différents, c’est l’œuvre de l’art.

La tendance, et aussi l’écueil du réalisme, c’est l’idéal quantitatif substitué à l’idéal qualitatif, l’énorme remplaçant le correct et la beauté ordonnée. Mais c’est là du faux réalisme, puisque dans la réalité la quantité et l’intensité ne sont pas tout ; nous n’habitons pas un monde de géants physiques ou moraux, d’êtres énormes, excessifs, violents en tout et monstrueux. La qualité a son rôle dans le réel.

Nous ne nions pas pour cela que la recherche de l’intensité n’ait en art quelque chose de légitime. Dans l’art, en effet, la vérité des images serait peu de chose sans leur intensité même. Pourquoi l’artiste doit-il tant se préoccuper de la conformité du monde où il nous promène avec le monde réel ? C’est en partie parce que les images que nous fournit sa fantaisie perdent de leur intensité dès qu’elles sont pour nous en contradiction ouverte avec le possible. Si le faux doit être exclu de l’art, c’est, entre autres raisons, parce qu’il nous est antipathique et nous empêche de vibrer fortement sous l’influence des émotions que l’artiste veut nous donner ; l’invraisemblable nous rend plus ou moins insensibles. À tout point mort dans le type que nous présente un romancier, par exemple, correspond un autre point mort dans notre sensibilité, qui ne peut plus entrer en communion intense de sentiments avec lui. Dans la sensation, « cette hallucination vraie », les images, dès qu’elles ont une certaine force, entraînent la croyance à leur réalité ; voir assez fortement, c’est croire. Certains puissants artistes savent évoquer en nous des images assez fortes pour produire, elles aussi, la conviction, et pour paraître réelles malgré leurs dissemblances avec toutes les images réelles jusqu’alors connues de nous. C’est un art d’hallucination, très propre à plaire