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l’idéalisme et le réalisme.

première obligation d’un témoin, c’est, la véracité. Seulement, l’artiste ne doit pas se contenter de voir et de raconter le fait brut, le phénomène détaché du groupe qui l’enserre ; il doit, dans tout effet, sinon nous faire découvrir la cause par une suite de raisonnements abstraits, du moins nous la faire sentir, comme sous une surface vibrante on sent la source cachée de ces vibrations, la chaleur et le principe intérieur du mouvement. L’artiste est d’autant plus grand qu’il nous fait deviner plus de choses sous chaque mot qu’il prononce, sous chaque objet qu’il nous montre. Dans la vie réelle, s’il y a une partie poétique, il y a aussi une partie machinale à laquelle nous ne faisons pas nous-mêmes attention. Toute chose ou toute action présente nécessairement deux côtés ; le premier, mobile et changeant, nouveau sans cesse sous le jour qui l’éclairé, donne l’illusion de la vie : c’est l’expression, la poésie des choses, et aussi leur intérêt ; celui-là seul marque vraiment pour nous. Quant au second, tout mécanique, par conséquent toujours le même, il n’a rien qui attire, ni surtout qui retienne notre attention : c’est une nécessité et rien de plus ; il cesse, pour ainsi dire, d’être vu à force d’être connu. Vous reproduisez la partie mécanique et prosaïque de l’existence, que nous-mêmes nous avons oubliée ; vous décrivez les pierres du chemin que nous n’avons pas vues ; vous mettez, en relief le plat et le monotone de la vie, tout ce qui s’est confondu et perdu dans notre souvenir, tout ce qui n’est pas vraiment entré dans notre vie même ; en un mot, vous voulez nous intéresser à ce qui ne nous a pas intéressés et à ce qui n’est pas intéressant ! Montrez-moi plutôt le changeant et le nouveau de la vie, ce qui se détache, émeut et fait réellement vivre. Si les pierres du chemin n’ont point heurté le pied ni communiqué à la route parcourue de particularité d’aucune sorte, en un mot, si elles n’ont modifié en rien les pensées et l’humeur du passant, pourquoi les mentionner ? À moins que ce ne soit justement pour prouver qu’à son insu le passant en a été affecté, ou encore que faire obstacle ou non à la marche n’est pas le seul intérêt que puissent présenter les pierres rencontrées sous ses pas. Les choses ne valent donc que par leur signification. Si elles ont revêtu pour vous une expression quelconque, si elles vous ont fait sentir ou penser, alors parlez. Mais si c’est pour faire