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l’art au point de vue sociologique.

cette société des êtres d’art qui n’est que l’image de nos sociétés humaines : le passant ne leur demande qu’une chose à tous, sous le soleil qui éclaire leur marbre poli comme une chair, — de paraître vivre.


Moïse, pour l’autel, cherchait un statuaire ;
Dieu dit : « Il en faut deux ; » et dans le sanctuaire
Conduisit Oliab avec Béliséel :
L’un sculptait l’idéal et l’autre le réel[1].


Les types tracés par les écrivains idéalistes ou réalistes sont tous beaux diversement, dans la proportion où ils vivent ; la vie, nous l’avons vu, est le seul principe et la vraie mesure de la beauté. La vie inférieure, végétative ou bestiale, sera moins belle que la vie supérieure, morale ou intellectuelle ; mais, encore une fois, ce qui importe, c’est la vie, et mieux vaut faire vivre devant nos yeux un monstre, malgré le caractère instable et privisoire de toute monstruosité dans la nature, que de nous représenter une figure morte de l’idéal, un composé de lignes abstraites comme celles d’un triangle ou d’un hexagone. Le matérialisme trop exclusif dans l’art peut être un signe d’impuissance, mais un idéalisme trop vague et trop conventionnel est pire qu’une impuissance : c’est un arrêt à moitié chemin, c’est une erreur de direction, un contresens, une véritable trahison à la beauté !

Tout art est un effort pour reproduire en perfectionnant. L’art primitif essayait d’embellir la réalité ; il la faussait souvent ; l’art moderne essaie de l’approfondir. Tandis que les anatomistes d’aujourd’hui emploient dans leurs planches la photographie directe ou la photogravure, visant à l’exactitude la plus scrupuleuse dans la reproduction de la nature, les anatomistes des seizième, dix-septième, et même dix-huitième siècles, — qui étaient cependant des savants et non des artistes, — ne songeaient dans leurs dessins qu’à un à peu près offrant un effet esthétique et une symétrie superficielle ; ils figuraient des artères, des veines, des orifices quand l’aspect général leur paraissait plus convenable ainsi. C’était surtout pour le cerveau que s’exerçait cette fantaisie ; ils croyaient naïvement que la disposition des circonvolutions du corps cal-

  1. La Légende des Siècles.