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l’art au point de vue sociologique.

doivent s’éteindre du jour au lendemain. L’amoureux de 1830, par exemple, ou le poitrinaire de 1820, est une espèce disparue ; il nous faut aujourd’hui, pour comprendre les types d’autrefois, des recherches analogues à celles du savant déblayant des fossiles. Tout art s’appuie sur des habitudes : l’art factice, sur des habitudes factices et transitoires, sur des modes ; l’art durable, sur des habitudes constitutives de l’être.

Loin de diminuer dans l’humanité et dans les arts, la part de la convention pourra bien augmenter toujours. Seulement il y a des conventions plus ou moins irrationnelles. Les modes existeront toujours pour le style, ce « vêtement de la pensée », comme pour les costumes humains ; mais il est des modes plus ou moins absurdes ; par exemple, les perruques du temps de Louis XIV ou les boucles dans le nez que portent les sauvages. L’humanité peut un jour se débarrasser entièrement de ces modes risibles ; elle peut aussi se débarrasser de certaines affectations de style ; elle peut faire consister la convention dans des formes toujours moins écartées du langage le plus simple, c’est-à-dire du signe spontané et presque réflexe de la pensée. On peut concevoir une extrême richesse dans l’expression, tenant à une extrême ingéniosité dans les inventions et les conventions du style, qui cependant ne s’écarterait pas trop de la vérité simple. Tout le progrès de la société humaine a pour idéal une complexité croissante, qui coïncide avec une centralisation croissante : un infini rapporté à un même point mouvant, qui est la vie.

Après tout, le poète ou l’artiste qui a réussi à plaire un moment, fût-ce à une seule personne, n’a pas entièrement manqué son but, puisqu’il a représenté une forme de la vie capable de trouver chez un être vivant un écho sympathique, mais le difficile est de plaire à un grand nombre d’êtres vivants, c’est-à-dire d’atteindre à une forme plus profonde et plus durable de la vie ; et le plus difficile est de plaire surtout aux meilleurs parmi les êtres vivants.

Le moyen, pour l’art, d’échapper à ce qu’il y a de fugitif dans le conventionnel, c’est la spontanéité du sentiment individuel, alors même que ce sentiment se développe sous l’action des pensées les plus réfléchies et les plus impersonnelles. Un sentiment intense joint à des idées toujours plus complexes et plus philosophiques, c’est dans ce sens que va