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la vie individuelle et sociale dans l’art.

ample. Ce n’est pas assez de nous peindre un individu, il faut nous peindre une individualité vraiment marquante, c’est-à-dire la concentration en un être des traits dominants d’une époque, d’un pays, enfin de tout un groupe d’autres êtres. Les personnages créés par Shakespeare sont symboliques en même temps que réels ; plus d’un même, comme Hamlet, est surtout symbolique, et Hamlet renferme pourtant encore assez de réalité humaine pour que chacun de nous puisse y retrouver quelque chose de soi. De même pour l’Alceste de Molière, le Faust et le Werther de Gœthe, le Balthasar Claëtz de Balzac : ce sont des individus grandis jusqu’à être des types.

Il faut distinguer d’ailleurs, parmi ces types humains, deux catégories. Les uns, très complexes, comme tous ceux que nous venons de citer, sont intellectuels en même temps que moraux : ils résument et systématisent la situation philosophique de toute une époque en face de la vie et de la destinée. Les autres, plus étroits et purement moraux, personnifient des vertus ou des vices, comme l’Othello ou l’Iago de Shakespeare, la Phèdre de Racine, la Cléopâtre de Corneille, Harpagon ou Tartufe, Grandet ou le père Goriot. Les premiers, qui sont pour ainsi dire des types philosophiques, sont peut-être d’un ordre supérieur, comme tout ce qui est plus complexe.

Enfin, il est des types proprement sociaux, qui représentent l’homme d’une époque, dans une société donnée. Or, les conditions de la société humaine sont de deux sortes : il y en a quelques-unes d’éternelles, qu’on trouve réalisées même dans les sociétés les plus sauvages ; il y en a de conventionnelles, qui ne se rencontrent que dans une nation déterminée à tel moment de son histoire. Ce qui fait qu’il est si difficile d’établir des règles fixes dans la critique d’art, c’est que l’objet suprême de l’art n’est pas fixe : la vie sociale est sans cesse en évolution ; nous ne savons jamais au juste ce que sera demain l’humanité.

Pour trouver le durable dans l’art, Nisard et Saint-Marc Girardin ont proposé cet expédient : chercher le général ; en littérature, disent-ils, il n’y a de vrais que les sentiments les plus généraux. Par malheur, les sentiments ne peuvent pas s’abstraire de l’individu sentant. Ce qui distingue précisément le sentiment de la pure idée, qui n’est pas l’objet de l’art, c’est