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l’art au point de vue sociologique.

significatifs ; il est avant tout un ensemble de moyens suggestifs. Ce qu’il dit emprunte souvent sa principale valeur à ce qu’il ne dit pas, mais suggère, fait penser et sentir. Le grand art est l’art évocateur, qui agit par suggestion. L’objet de l’art, en effet, est de produire des émotions sympathiques et, pour cela, non pas de nous représenter de purs objets de sensations ou de pensées, au moyen de faits significatifs, mais d’évoquer des objets d’affection, des sujets vivants avec lesquels nous puissions entrer en société.

Toutes les règles concernant ce nouvel objet de l’art aboutissent à déterminer dans quelles conditions se produit l’émotion sympathique ou antipathique. Le but dernier de l’art est toujours de provoquer la sympathie ; l’antipathie ne peut jamais être que transitoire, incomplète, destinée à ranimer l’intérêt par le contraste, à exciter les sentiments de pitié envers les personnages marquants par l’éveil des sentiments de crainte ou même d’horreur. En somme, nous ne pouvons pas éprouver d’antipathie absolue et définitive pour aucun être vivant. Peu importe donc, au fond, qu’un être soit beau, pourvu que vous me le rendiez sympathique. L’amour apporte la beauté avec lui. La vibration du cœur est comme celle de la lumière : elle se communique tout alentour ; produisez en moi l’émotion, cette émotion, passant dans mon regard, puis rayonnant au dehors, se transformera en beauté pour mes yeux.

La première condition pour qu’un personnage soit sympathique, c’est évidemment qu’il vive. La vie, fût-elle celle d’un être inférieur, nous intéresse toujours par cela seul qu’elle est la vie. La seconde condition, c’est que ce personnage soit animé de sentiments que nous puissions comprendre et qui soient en nous-mêmes puissants. Ceci posé, il peut arriver qu’un personnage antipathique par ses sentiments et ses actions, mais animé d’une vie intense, nous entraîne par cette intensité de vie, en dépit de notre répulsion naturelle. Inversement, la sympathie que nous éprouvons pour un personnage dominé par nos propres sentiments ou par ceux qui nous semblent le plus désirables à éprouver, peut lui donner à nos propres yeux une vie qu’il ne possède réellement pas dans l’œuvre d’art et exciter notre admiration alors même que l’artiste n’aurait pas bien su rendre la vie. Ainsi s’ex-