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l’art au point de vue sociologique.

coin pas trop fermé de la terre, on peut compter n’avoir plus à éprouver de sensations radicalement neuves, mais seulement des nuances inaperçues jusqu’alors, des nouveautés de détail. De là la lassitude où ne tarde pas à tomber quiconque regarde la vie en pur dilettante, y cherchant seulement des impressions, des motifs de reproductions esthétiques et pour ainsi dire de croquis. Au bout d’un certain temps, il sera fatigué même du pittoresque, qui finit par se répéter comme toute chose et par s’user. Eadem sunt omnia semper.

Ce qui s’accroît pour nous à mesure que nous avançons dans la vie, et ce qui s’accroît constamment pour l’humanité en général, c’est beaucoup moins la masse des sensations brutes que celle des idées, des connaissances, qui elles-mêmes réagissent sur les sentiments. La science a été, jusqu’ici du moins, susceptible d’une extension sans limites ; c’est par elle surtout que nous pouvons espérer ajouter quelque chose à l’œuvre humaine, c’est par elle que nous pouvons espérer tenir en éveil et satisfaire à jamais notre curiosité, nous donner à nous-mêmes cette conviction que nous ne vivons pas en vain. L’art pour l’art, la contemplation de la pure forme des choses finit toujours par aboutir au sentiment d’une monotone Maya, d’un spectacle sans fin et sans but, d’où on ne retire rien. L’intelligence peut seule exprimer dans une œuvre extérieure le suc de la vie, faire servir notre passage ici-bas à quelque chose, nous assigner une fonction, un rôle, une œuvre très minime dont le résultat a pourtant chance de survivre à l’instant qui passe. La science est pour l’intelligence ce que la chanté est pour le cœur ; elle est ce qui rend infatigable, ce qui toujours relève et rafraîchit ; elle donne le sentiment que l’existence individuelle et même l’existence sociale n’est pas un piétinement sur place, mais une ascension. Disons plus, l’amour de la science et le sentiment philosophique peuvent, en s’introduisant dans l’art, le transformer sans cesse, car nous ne voyons jamais du même œil et nous ne sentons jamais du même cœur lorsque notre intelligence est plus ouverte, notre science agrandie, et que nous voyons plus d’univers dans le moindre être individuel.

Il existe un rapport très bref et très simple fait à l’amirauté autrichienne par le capitaine de Wohlgemuth, qui a séjourné un an au pôle pour y faire des recherches scientifiques. En le