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la vie individuelle et sociale dans l’art.

ne suis pas l’homme de la nature et je ne comprends rien aux pays qui n’ont pas d’histoire. Je donnerais tous les glaciers de la Suisse pour le musée du Vatican. » — « Une chose bien caractéristique de notre être, disent, eux aussi, MM. de Goncourt, c’est de ne rien voir dans la nature qui ne soit un rappel et un souvenir de l’art. Voici un cheval dans une écurie, aussitôt une étude de Géricault se dessine dans notre cervelle ; et le tonnelier de la cour voisine nous fait revoir un lavis à l’encre de Chine de Boilvin. »

Le grand art est celui qui traite la nature et la vie non en illusions, mais en réalités, et qui sent en elles le plus profondément non pas ce que l’art humain peut le mieux rendre, mais ce qu’il peut au contraire le plus difficilement traduire, ce qui est le moins transposable en son domaine. Il faut comprendre combien la vie déborde l’art pour mettre dans l’art le plus de vie.


II. — Ce fond vivant de l’art, qui doit toujours transparaître sous la forme, est fait d’abord d’idées, puis de sentiments et de volontés.

Le mot ne peut rien sans l’idée, pas plus que le diamant le mieux taillé ne peut briller dans une obscurité complète sans un rayon de lumière reflété par ses facettes ; l’idée est la lumière du mot. L’idée est nécessaire à l’émotion même et à la sensation pour les empêcher d’être banales et usées. « L’émotion est toujours neuve, a dit V. Hugo, et le mot a toujours servi, de là l’impossibilité d’exprimer l’émotion. « Eh bien non, et c’est là ce qu’il y a de désolant pour le poète, l’émotion la plus personnelle n’est pas si neuve ; au moins a-t-elle un fond éternel ; notre cœur même a déjà servi à la nature, comme son soleil, ses arbres, ses eaux et ses parfums ; les amours de nos vierges ont trois cent mille ans, et la plus grande jeunesse que nous puissions espérer pour nous ou pour nos fils est semblable à celle du matin, à celle de la joyeuse aurore, dont le sourire est encadré dans le cercle sombre de la nuit : nuit et mort, ce sont les deux ressources de la nature pour se rajeunir à jamais.

La masse des sensations humaines et des sentiments simples est sensiblement la même à travers la durée et l’espace. Si on a vécu trente ans, avec une conscience assez aiguisée, dans un