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l’art au point de vue sociologique.

tique la plus probante du mauvais goût ou de l’impuissance a été le génie.

Il est remarquable combien, depuis les romantiques et M. Taine, nous avons fait d’effort pour comprendre les littératures étrangères, pour nous replacer dans le milieu où tel chef-d’œuvre a pris naissance, pour nous dépouiller de notre propre esprit et de nos préjugés personnels. Nous considérerions comme une simple preuve d’ignorance de méconnaître les gloires étrangères ; le nom de Byron, par exemple, a été beaucoup moins contesté en France qu’en Angleterre ; de même pour celui de Shelley, du moins à partir du jour où il a été connu. N’est-il pas étrange de voir des critiques qui se font si larges pour comprendre la littérature étrangère devenir tout à coup intolérants dès qu’il s’agit d’un génie français, qui peut ne pas avoir toute la mesure, le bon goût et le bon ton national, ne plus lui pardonner le moindre écart et le condamner au nom de tout ce qu’on excuse chez d’autres ! Une langue étrangère a ceci de bon qu’elle nous avertit constamment, par la nature même de sa syntaxe, de ses expressions, de sa démarche pour ainsi dire, qu’il faut nous accommoder à elle et nous arracher à nos préjugés personnels pour bien comprendre l’œuvre écrite dans cette langue. Au contraire, quand nous lisons une œuvre écrite en français, c’est nous, c’est notre esprit particulier que nous voulons absolument retrouver dans cette œuvre ; nous refusons de nous adapter à l’auteur, c’est l’auteur qui doit s’adapter à nous. Chacun de nous a cette conviction secrète qu’il représente à lui seul l’esprit national, et il refuse à cet esprit les qualités ou les défauts variés qu’il admire ou pardonne chez toute autre nation. Tel d’entre nous qui se refuse encore à comprendre les bonnes pages de Zola, si admiré en Russie et relativement si classique dans les grandes lignes, goûtera sans résistance le naturalisme désordonné et sauvage des Tolstoï et des Dostoiewsky ; au contraire, ces crudités et ces violences lui apparaîtront comme le ragoût naturel de l’« exotisme ». M. Taine, qui nous a fait pénétrer toutes les œuvres de la littérature anglaise dans leurs particularités mêmes et dans leurs bizarreries, s’arrêtera déconcerté devant le génie de Victor Hugo, au point de lui préférer les Browning et les Tennyson. M. Schérer, esprit philosophique, séduit par les analyses méti-