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l’art au point de vue sociologique.

afin que nous ayons l’air d’être deux, » disait un personnage historique à son confident. Le critique, pour ne pas se supprimer soi-même, pour se faire sa place au soleil, se voit souvent forcé de rudoyer le peuple des auteurs et artistes ; aussi une hostilité plus ou moins inconsciente s’établit-elle vite entre les deux camps. Abaisser autrui, c’est s’élever soi-même ; les voix grondeuses s’entendent de plus loin, la férule qui tourmente l’élève rehausse le magister. La critique ainsi entendue n’est plus que l’agrandissement égoïste de la personne, qui veut dominer une autre personne. « N’y a-t-il pas du plaisir, demande Candide, à tout critiquer, à sentir des défauts où les autres hommes croient voir des beautés ? » Et Voltaire répond : « Sans doute ; c’est-à-dire qu’il y a du plaisir à n’avoir point du plaisir. » Nous connaissons tous, critiques à nos heures, ce plaisir subtil qui consiste à dire hautement qu’on n’en a pas eu, qu’on n’a pas été « pris », qu’on a gardé intacte sa personnalité. Parfois même la présence du laid, dans une œuvre d’art dont nous avons à rendre compte, nous réjouit comme celle du beau, mais d’une tout autre manière, à cause de ce mérite qu’elle nous procure de la signaler. « Oh ! quelles bonnes choses, disait Pascal en achevant la lecture d’un père jésuite, quelles bonnes choses il y a là dedans pour nous ! » Le malheur est que celui qui veut rencontrer le laid le rencontrera presque toujours, et il perdra pour le plaisir de la critique celui d’être « touché», qui, selon La Bruyère, vaut mieux encore. Heureux les critiques qui ne rencontrent pas trop de « bonnes choses » pour eux dans leurs auteurs !

Un philosophe contemporain a affirmé que la plus haute tâche de l’historien, en philosophie, était de concilier et non de réfuter ; que la critique des erreurs était la besogne la plus ingrate, la moins utile et devait être réduite au nécessaire ; que pour tout penseur sincère et conséquent le philosophe doit éprouver une universelle sympathie, bien opposée d’ailleurs à l’indifférence sceptique ; que dans l’appréciation des systèmes le philosophe doit apporter « ces deux grandes vertus morales : justice et fraternité[1] ». Ces vertus, nécessaires au philosophe, le sont bien plus encore au critique littéraire, car le sentiment a en littérature le rôle prédominant. S’il ne suffit pas

  1. Alfred Fouillée, Histoire de la philosophie (Introduction).