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sympathie et sociabilité dans la critique.

plémentaires pour les rendre sensibles à tous. Le critique idéal est l’homme à qui l’œuvre d’art suggère le plus d’idées et d’émotions, et qui communique ensuite ces émotions à autrui. C’est celui qui est le moins passif en face de l’œuvre et qui y découvre le plus de choses. En d’autres termes, le critique par excellence est celui qui sait le mieux admirer ce qu’il y a de beau, et qui peut le mieux enseigner à admirer.

Dans la connaissance qu’on prend d’un beau livre, d’un beau morceau de musique, il y a trois périodes ; la première, quand le livre est encore inconnu, qu’on le lit ou qu’on le déchiffre, qu’on le découvre en un mot : c’est la période d’enthousiasme ; la seconde, lorsqu’on l’a relu, redit à satiété : c’est la fatigue ; la troisième, quand on le connaît vraiment à fond et qu’il a résonné et vécu quelque temps en notre cœur : c’est l’amitié ; alors seulement on peut le juger bien. Toute affection, a dit Victor Hugo, est une conviction, mais c’est une conviction dont l’objet est vivant et qui, plus facilement que toute autre, peut s’implanter en nous. Inversement, toute conviction est une affection ; croire, c’est aimer.

De même qu’il y a de la sympathie dans toute émotion esthétique, il y a aussi de l’antipathie dans cette impression de dissonance et de désharmonie que causent à certains lecteurs certaines œuvres d’art, et qui fait que tel tempérament est impropre à comprendre telle œuvre, même magistrale. Aussi dans les esprits trop critiques y a-t-il souvent un certain fond d’insociabilité, qui fait que nous devons nous défier de leurs jugements comme ils devraient s’en défier eux-mêmes. Pourquoi le jugement de la foule, si grossier dans les œuvres d’art, a-t-il pourtant été bien des fois plus juste que les appréciations des critiques de profession ? Parce que la foule n’a pas de personnalité qui résiste à l’artiste. Elle se laisse prendre naïvement, soit ; mais c’est le sentiment même de son irresponsabilité, de son impersonnalité, qui donne une certaine valeur à ses enthousiasmes : elle ignore les arrière-pensées, les arrière-fonds de mauvaise humeur et d’égoïsme intellectuel, les préjugés raisonnes, plus dangereux encore que les autres. Pour un critique de profession, un des moyens de prouver sa raison d’être, de s’affirmer en face d’un auteur, c’est précisément de critiquer, de voir surtout des défauts. C’est là le danger, la pente inévitable. « Contredis-moi un peu