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l’art au point de vue sociologique.

et les causes qui l’ont amenée ; mais sa composition ? son style ? le point de vue de l’auteur ? Jamais. Il faudrait pour cette critique-là une grande imagination et une grande bonté, je veux dire une faculté d’enthousiasme toujours prête, et puis du goût, qualité rare, même dans les meilleurs, si bien qu’on n’en parle plus du tout[1]. » Flaubert a ici marqué excellemment les qualités des vrais critiques. La première de toutes, c’est la puissance de sympathie et de sociabilité, qui, poussée plus loin encore et servie par des facultés créatrices, constituerait le génie même. Pour bien comprendre une œuvre d’art, il faut se pénétrer si profondément de l’idée qui la domine, qu’on aille jusqu’à l’âme de l’œuvre ou qu’on lui en prête une, de manière à ce qu’elle acquière à nos yeux une véritable individualité et constitue comme une autre vie debout à côté de la nôtre. C’est là ce qu’on pourrait appeler la vue intérieure de l’œuvre d’art, dont beaucoup d’observateurs superficiels sont incapables. On y arrive par une espèce d’absorption dans l’œuvre, de recueillement tourné vers elle et distrait de toutes les autres choses. L’admiration comme l’amour a besoin d’une sorte de tête-à-tête, de solitude à deux, et elle ne va pas plus que l’amour sans quelque abstraction volontaire des détails trop mesquins, un oubli des petits défauts ; car tout don de soi est aussi une sorte de pardon partiel. Parfois on voit mieux une belle statue, un beau tableau, une scène d’art en fermant les yeux et en fixant l’image intérieure, et c’est à la puissance de susciter en nous cette vue intérieure qu’on peut le mieux juger les œuvres d’art les plus hautes. L’admiration n’est pas passive comme une sensation pure et simple. Une œuvre d’art est d’autant plus admirable qu’elle éveille en nous plus d’idées et d’émotions personnelles, qu’elle est plus suggestive. Le grand art est celui qui réussit à grouper autour de la représentation qu’il nous donne le plus de représentations complémentaires, autour de la note principale le plus de notes harmoniques. Mais tous les esprits ne sont pas susceptibles au même degré de vibrer au contact de l’œuvre d’art, d’éprouver la totalité des émotions qu’elle peut fournir ; de là le rôle du critique : le critique doit renforcer toutes les notes harmoniques, mettre en relief toutes les couleurs com-

  1. Flaubert, Lettres, p. 81.