Page:Guyau - L’Art au point de vue sociologique.djvu/100

Cette page a été validée par deux contributeurs.
40
l’art au point de vue sociologique.

mais, selon nous, son auteur l’a exagérée. Lui-même a vu une partie des objections qu’on y peut faire, mais il n’y a pas répondu d’une manière complète ; ou du moins il n’a pas restreint sa théorie suffisamment pour l’empêcher de déborder la vérité. D’abord, on ne peut conclure d’une œuvre à une nation, et M. Hennequin l’avoue, qu’après avoir déterminé l’importance relative du groupe auquel a plu l’œuvre, et l’époque précise pour laquelle l’œuvre est un document. C’est là un travail fort difficile. De plus, M. Hennequin n’ignore point qu’à part les artistes et les écrivains, la plupart des hommes n’aiment pas, aux moments de loisir, à se plonger dans des préoccupations analogues à celles qui constituent le fond de leur activité habituelle. La plupart des commerçants, des politiciens, des médecins, choisissent les livres, les tableaux, les morceaux de musique opposés de ton et de tendance aux dispositions dont ils doivent user dans leur vie active. M. Hennequin note lui-même la prédilection des ouvriers pour les aventures qui se passent dans un fabuleux « grand monde », l’attrait des histoires romanesques ou sentimentales pour certaines personnes d’occupations incontestablement prosaïques, le charme que les habitants des villes trouvent aux paysages ; des hommes habituellement simples et calmes sont souvent avides de la musique la plus passionnée. Évidemment tous ces gens ne cherchent dans l’art qu’un délassement, ce que Pascal appelait un divertissement. On pourrait conclure de là que, chez un grand nombre d’hommes, le caractère particulier de leurs jouissances artistiques renseigne seulement sur des facultés secondaires et superflues, parfois sur de simples aspirations, non sur leurs facultés essentielles. M. Hennequin se refuse pourtant à cette conclusion. Il dit qu’il y a un « homme intérieur » souvent très différent de « l’homme social » ; or, ajoute-t-il, on ne peut connaître cet homme intérieur que par les actes libres et non intéressés de l’individu, par le choix de ses plaisirs, par le jeu de ses facultés inutiles. Les hommes à vocation native présentent rarement, ajoute M. Hennequin, un désaccord accusé entre leurs délassements et leurs occupations. « L’expérience générale ne s’est guère trompée sur ce point ; ce qu’on cherche à connaître d’un homme pour le juger, ce ne sont pas ses occupations, ce sont ses goûts.