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MORALE DU DOUTE.

son auteur aura réussi à tirer, comme il en a l’intention, une règle restrictive et surtout un « idéal persuasif » non pas de nos doutes sur l’inconnaissable, simple « condition préalable » de la moralité, mais de notre connaissance même et « du fond connu de la conscience humaine ». Il faudrait pouvoir, suivant ses propres termes, rendre l’idéal moral « immanent » et montrer qu’il dérive de l’expérience même. C’est d’ailleurs ce qu’il tente déjà de faire dans une des pages importantes de son ouvrage[1]. Il existe, selon lui, dans la constitution même de l’intelligence, une sorte d’altruisme qui explique et justifie l’altruisme dans la conduite. Il y a, dit-il, un « altruisme intellectuel, un désintéressement intellectuel, qui fait que nous pouvons penser les autres, nous mettre à leur place, nous mettre en eux par la pensée. La conscience, se projetant ainsi dans les autres êtres et dans le tout, se relie aux autres et au tout par une idée qui est en même temps une force. » Nous croyons, en effet, qu’il existe une sorte d’ « altruisme intellectuel ; » seulement, selon nous, ce désintéressement de l’intelligence n’est qu’un des aspects de l’altruisme moral, au lieu d’en être le principe. Pour bien concevoir les autres consciences, pour se mettre à leur place et entrer en elles pour ainsi dire, il faut, avant tout, sympathiser avec elles : la sympathie des sensibilités est le germe de l’extension des consciences. Comprendre, c’est au fond sentir ; comprendre autrui, c’est se sentir en harmonie avec autrui. Cette communicabilité des émotions et des pensées, qui par son côté physiologique est un phénomène de contagion nerveuse, s’explique en grande partie, nous le verrons, par la fécondité de la vie, dont l’expansion est à peu près en raison directe de l’intensité même. C’est à la vie que nous demanderons le principe de la moralité.

  1. Préface, IX.