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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

choisit d’après ses habitudes d’esprit, qui varient d’un individu à l’autre, d’après ses croyances et ses espérances, non d’après ses doutes.

— Mais, dira-t-on, il y a dans tout doute sincère un élément précis et stable : c’est la conscience de notre ignorance sur le fond des choses ; c’est la conception d’une réalité simplement possible qui dépasserait notre pensée, conception toute négative et limitative, qui n’en a pas moins une importance souveraine pour restreindre notre « orgueil intellectuel». — Oui, mais la question est de savoir si cette conception a la même importance pour restreindre notre conduite. Remarquons d’abord qu’elle ne saurait produire un impératif, et c’est ce qu’a montré l’auteur même de la théorie que nous examinons. Ce qui est en soi indéterminable ne peut pas déterminer et régler la conduite par une loi qui commande : un ordre et une règle sont une détermination. L’inconnaissable ne peut même pas limiter la conduite d’une manière catégorique ; un principe limitatif, comme tel, ne peut pas avoir un caractère absolu, à moins qu’on ne présuppose qu’il y a un absolu derrière la limite.

Mais allons plus loin. Le doute sur l’inconnaissable, à lui seul et en tant que simple suspension de jugement, pourrait-il en aucune façon limiter la conduite ? — Une limite ne peut, semble-t-il, avoir d’action pratique sur nous tant que nous nous mouvons à l’intérieur de cette limite ; or nous ne pouvons nous mouvoir en dehors des phénomènes. Le verre d’un bocal n’a pas d’effet directeur sur la conduite du poisson aussi longtemps que celui-ci ne vient pas se heurter à ses parois. L’avenir même n’a d’action sur moi que de deux manières : 1° en tant que, dans ma pensée, je me le figure par pure supposition, 2° en tant que, par mes actes, je le