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MORALE DE LA FOI.

mais on pourrait soutenir aussi l’immoralité de la foi dogmatique. Croire, c’est affirmer comme réel pour moi ce que je conçois simplement comme possible en soi, parfois même comme impossible ; c’est donc vouloir fonder une vérité artificielle, une vérité d’apparence, c’est en même temps se fermer à la vérité objective qu’on repousse d’avance sans la connaître. La plus grande ennemie du progrès humain, c’est la question préalable. Rejeter non pas les solutions plus ou moins douteuses que chacun peut apporter, mais les problèmes mêmes, c’est arrêter net le mouvement en avant ; la foi, à ce point de vue, devient une paresse d’esprit. L’indifférence même est souvent supérieure à la foi dogmatique. L’indifférent dit : je ne tiens pas à savoir, mais il ajoute : je ne veux pas croire ; le croyant, lui, veut croire sans savoir. Le premier au moins reste parfaitement sincère envers lui-même, tandis que l’autre essaye de se leurrer. Sur quelque question que ce soit, le doute est donc toujours meilleur que l’affirmation sans retour, le renoncement à toute initiative personnelle qu’on appelle la foi. Cette sorte de suicide intellectuel est inexcusable, et ce qui est encore plus étrange, c’est de prétendre le justifier, comme on le fait d’habitude, en invoquant des raisons morales. La morale doit commander à l’esprit de chercher sans repos, c’est-à-dire précisément de se garder de la foi. — « Dignité de croire ! » — répétez-vous. L’homme a trop souvent, tout le long de l’histoire, placé sa dignité dans les erreurs, et la vérité lui a paru tout d’abord une diminution de lui-même. La vérité ne vaut pas toujours le rêve, mais elle a cela pour elle qu’elle est vraie : dans le domaine de la pensée il n’y a rien de plus moral que la vérité ; et quand on ne la possède pas de science certaine, il n’y a rien de plus moral que le doute. Le