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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

ment indispensable : art et artifice ne font qu’un. L’art forme un moyen terme entre le subjectif et le réel ; il travaille par des méthodes scientifiques à produire l’illusion, il se sert de la vérité pour tromper et charmer tout ensemble ; l’esprit déploie toutes ses finesses pour attraper les yeux. Qui nous dit que la moralité n’est pas de la même façon un art, à la fois beau et utile ? Peut-être nous charme-t-elle aussi en nous trompant. Le devoir peut n’être qu’un jeu de couleurs intérieures. Il est dans les tableaux de Claude Lorrain des perspectives lointaines, de longues échappées entre les arbres, qui donnent l’idée d’un infini réel, — un infini de quelques centimètres carrés. Il y a en nous-mêmes des perspectives analogues qui peuvent n’être qu’apparentes. Quant à la vie sociale, elle repose en grande partie sur l’artifice ; et par l’artifice nous n’entendons pas quelque chose d’opposé à la nature. Nullement ; rien ne nous joue mieux que la nature. C’est en elle qu’est le grand art, c’est-à-dire la grande duperie, la conspiration innocente de tous contre un. Les rapports des êtres les uns avec les autres sont une série d’illusions : les yeux nous trompent, les oreilles nous trompent ; pourquoi le cœur serait-il le seul à ne pas nous tromper ? La morale, qui essaye de formuler les rapports les plus multiples et les plus complexes qui existent entre des êtres de la nature, est peut-être aussi fondée sur le plus grand nombre d’erreurs. Bien des croyances que nous cite l’histoire et qui ont inspiré des dévouements sont comparables à ces mausolées magnifiques élevés en l’honneur d’un nom : quand on ouvre ces tombeaux, on n’y trouve rien ; ils sont vides, mais leur beauté seule suffit à les justifier, et en passant on s’incline devant eux. On ne se demande pas si le mort inconnu valait ces honneurs ; on pense qu’il était aimé, et cet amour est le véritable objet de