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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

d’abord l’évidence intérieure, l’ « oracle » de la conscience, qui n’admet pas de réplique ni d’hésitation ; nous sentons le devoir parler en nous comme avec une voix ; nous croyons au devoir comme à quelque chose qui vit et palpite en nous, comme à une partie de nous-mêmes, bien plus, comme à ce qu’il y a en nous de meilleur. Les écossais et les éclectiques avaient essayé, il y a peu d’années encore, de fonder une philosophie sur le sens commun, c’est-à-dire au fond sur le préjugé. Cette philosophie d’apparences a été énergiquement combattue par les néo-kantiens ; pourtant, tout leur système repose aussi sur un simple fait de sens commun, sur la simple croyance que l’impulsion appelée devoir est d’un autre ordre que toutes les impulsions naturelles. Ces phrases qui reviennent si fréquemment dans Cousin et ses disciples et qui nous font un peu sourire aujourd’hui : « la conscience proclame, » « l’évidence démontre, » « le bon sens veut, sont-elles beaucoup moins probantes en elles-mêmes et dans leur généralité que celles-ci : « le devoir commande, » « la loi morale exige, » etc. Cette évidence intérieure du devoir ne prouve rien. L’évidence est un état subjectif dont on peut souvent rendre compte par des raisons subjectives aussi. La vérité n’est pas seulement ce qu’on sent ou ce qu’on voit, c’est ce qu’on explique, ce qu’on relie. La vérité est une synthèse : c’est ce qui la distingue de la sensation, du fait brut ; elle est un faisceau de faits. Elle ne tire pas son évidence et sa preuve d’un simple état de conscience, mais de l’ensemble des phénomènes qui se tiennent et se soutiennent l’un l’autre. Une pierre ne fait pas une voûte, ni deux pierres, ni trois ; il les faut toutes ; il faut qu’elles s’appuient l’une sur l’autre ; même la voûte construite, arrachez-en quelques pierres, et tout s’écroulera : la vérité