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MORALE DE LA CERTITUDE PRATIQUE.

Malgré Zénon et Kant, nous n’aurions plus alors le courage de vouloir et de mériter : on ne veut pas pour vouloir et à vide.

Il est donc bien difficile d’admettre que le devoir, variable et incertain dans toutes ses applications, demeure certain et apodictique dans sa forme, dans l’universalité pour l’universalité, ou, si on préfère, dans la volonté pour la volonté, dans la volonté fin en soi. Le sentiment qui s’attache, selon Kant, soit à la raison pure, soit à la volonté pure, est l’intérêt tout naturel que nous portons à nos facultés ou fonctions supérieures, à notre vie intellectuelle : nous ne pouvons pas être indifférents à l’exercice rationnel de notre raison, qui est après tout un instinct plus complexe, ni à l’exercice de la volonté, qui est après tout une force plus riche et une virtualité d’effets pressentis dans leur cause. C’est parce que nous pensons aux fruits variés de l’arbre, que l’arbre est pour nous précieux ; à moins que l’arbre ne nous semble déjà par lui-même beau ; mais alors il apparaît déjà lui-même comme une production, une oeuvre, un fruit vivant ; il satisfait certaines de nos tendances, notre amour de « l’unité dans la variété, » notre instinct esthétique. Tous ces éléments, l’agréable, l’utile, le beau, se retrouvent dans l’impression produite par la « raison pure » ou la « volonté pure. » Si la pureté était poussée jusqu’au vide, il en résulterait l’indifférence sensible et intellectuelle, nullement cet état déterminé de l’intelligence et de la sensibilité qu’on appelle l’affirmation d’une loi et le respect d’une loi : il n’y aurait plus rien à quoi pût se prendre notre jugement et notre sentiment.