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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

Récemment une petite fille à qui sa mère avait confié un sou pour faire quelque emplette, se trouva écrasée dans la rue. Elle ne lâcha pas ce sou ; sortant d’un évanouissement, mourante, elle rouvrit sa main bien fermée et tendit à sa mère l’humble sou dont elle ne se figurait pas le peu de valeur, en lui disant « Je ne l’ai pas perdu. » C’est là un enfantillage sublime : pour cette petite la vie avait moins d’importance que ce sou qui lui avait été confié. — Eh bien, quel que soit le mérite moral qu’un stoïcien ou un Kantien peut découvrir avec raison dans ce trait, il sera absolument incapable de l’imiter, lui philosophe et connaissant la valeur d’une obole : la foi lui manquera, — non pas peut-être la foi dans son mérite possible, mais la foi dans le sou.

Il faut donc absolument, dans le mérite moral, transfigurer à ses propres yeux la matière de l’action méritoire, lui attribuer souvent une valeur supérieure à sa valeur réelle. Il faut une comparaison non pas seulement entre la volonté et la loi, mais entre l’effort moral et le prix de la fin qu’il poursuit. — Si le mérite même nous paraît encore bon, quel qu’en soit l’objet, c’est que nous y voyons une puissance capable de s’appliquer à un objet supérieur ; nous y voyons un réservoir de force vive qui est toujours précieux, alors même que cette force peut, dans l’espèce, être mal employée. C’est donc l’emploi possible que nous approuvons dans l’emploi actuel mais c’est toujours l’emploi, et non la force pour la force, la volonté pour la volonté. L’aigle, en s’élevant jusqu’au soleil, finit par voir toutes choses se niveler sur la terre ; supposons que, d’un point de vue assez haut, nous voyions se niveler pour l’univers toutes nos actions : bon nombre des intérêts et des désintéressements humains nous paraîtraient alors également naïfs ; leur objet ne nous semblerait pas supérieur au sou de l’enfant.