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DIVERS ESSAIS POUR JUSTIFIER L’OBLIGATION.

raisonnable fini[1]. » La vérité, croyons-nous, est que nous n’apercevons réellement point a priori de raison pour joindre un plaisir ou une peine sensibles à une loi qui, par hypothèse, serait supra-sensible et hétérogène à la nature. Le sentiment moral ne peut s’expliquer rationnellement et a priori. Il est d’ailleurs impossible de prendre sur le fait, dans la conscience humaine, le respect pour une pure forme. D’abord, un devoir indéterminé et purement formel n’existe pas : nous ne pouvons, évidemment, voir apparaître le sentiment de l’obligation que quand il y a une matière donnée au devoir, et les Kantiens eux-mêmes sont forcés de le reconnaître. Le devoir n’est donc jamais saisi dans la conscience que comme s’appliquant à un contenu, dont on ne peut le détacher ; il n’y a pas de devoir indépendamment de la chose due, de la représentation de l’action. Bien plus, il n’y a pas de devoir, sinon envers quelqu’un ; les théologiens n’avaient qu’à moitié tort de représenter le devoir comme s’adressant à la volonté divine : au moins on sentait quelqu’un par derrière. Maintenant, dans cette synthèse réellement indissoluble de la matière et de la forme, le sentiment d’obligation ne s’attache-t-il cependant qu’à la forme ? — Nous croyons, d’après l’expérience, que le sentiment d’obligation n’est pas lié à la représentation de la loi comme loi formelle, mais de la loi en raison de sa matière sensible et de sa fin. La loi comme loi n’a de saisissable à la pensée que son universalité ; mais à ce précepte « agis de telle sorte que ta maxime puisse devenir une loi universelle, » ne s’attachera aucun sentiment d’obligation tant qu’il ne sera pas question de la vie sociale et des penchants profonds qu’elle réveille en

  1. Critique de la R. pr., tr. Barni, 121 ; cf. 258, 252, 256, 248, 251, 374.