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MORALE DE LA CERTITUDE PRATIQUE.

rents des nôtres, qui auraient des devoirs réciproques très contraires aux nôtres, mais s’imposant par une obligation aussi catégorique de forme. Sur notre terre même, nous voyons parfois se produire un renversement dans la direction de la conscience. Il y a des cas où l’individu éprouve un sentiment d’obligation à rebours, d’obligation à ce qu’on regarde d’habitude comme des actes immoraux. Citons, entre une multitude d’exemples, le trait rapporté par Darwin sur la conception de certains devoirs en Australie. Les Australiens attribuent la mort des leurs à un maléfice jeté par quelque tribu voisine ; aussi considèrent-ils comme une obligation sacrée de venger la mort de tout parent en allant tuer un membre des tribus voisines. Le docteur Laudor, magistrat dans l’Australie occidentale, raconte qu’un indigène employé dans sa ferme perdit une de ses femmes à la suite d’une maladie ; il annonça au docteur son intention de partir en voyage afin d’aller tuer une femme dans une tribu éloignée. « Je lui répondis que, s’il commettait cet acte, je le mettrais en prison pour toute sa vie. » Il ne partit donc pas, et resta dans la ferme. Mais de mois en mois il dépérissait : le remords le rongeait ; il ne pouvait manger ni dormir ; l’esprit de sa femme le hantait, lui reprochait sa négligence. Un jour il disparut ; au bout d’une année il revint en parfaite santé : il avait rempli son devoir. — On voit donc s’étendre jusqu’à des actes mauvais ou simplement instinctifs un sentiment qui est plus ou moins l’analogue de l’obligation morale. Les voleurs et les meurtriers peuvent avoir le sentiment du devoir professionnel, les animaux peuvent l’éprouver vaguement. Le sentiment qu’on doit faire une chose pénètre dans toute la création, aussi loin que pénètrent la conscience et le mouvement volontaire.